Jazz Magazine https://www.jazzmagazine.com/ Mon, 24 Feb 2025 16:48:40 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.7.2 https://www.jazzmagazine.com/wp-media/uploads/2023/04/cropped-favicon-32x32-1-32x32.png Jazz Magazine https://www.jazzmagazine.com/ 32 32 Roy Hargrove, la voix Royale https://www.jazzmagazine.com/les-news/actus/roy-hargrove-la-voix-royale/ Tue, 25 Feb 2025 07:00:00 +0000 https://www.jazzmagazine.com/?p=86115 Bonus de la Story Roy Hargrove de notre n°780 : au milieu des années 2000, tandis que RH Factor enthousiasmait les foules, Roy Hargrove avait accepté de le jeu du blindfold test pour Jazz Magazine et s’était livré comme rarement : Miles Davis, Donald Byrd, Prince et Q-Tip étaient notamment dans le radio-cassette… Par Fred Goaty […]

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Bonus de la Story Roy Hargrove de notre n°780 : au milieu des années 2000, tandis que RH Factor enthousiasmait les foules, Roy Hargrove avait accepté de le jeu du blindfold test pour Jazz Magazine et s’était livré comme rarement : Miles Davis, Donald Byrd, Prince et Q-Tip étaient notamment dans le radio-cassette…

Par Fred Goaty / photo : Anna Yatskevich

Paris, 2004, extérieur jour, début d’après-midi au Holiday Inn de la Porte de La Villette : une terrasse ensoleillée, le ghetto blaster vintage (un Sharp de 1982) posé sur la table. Cassette neuve, piles neuves. On attend Roy Hargrove. Larry Clothier, le manager de Roy Hargrove, nous passe un coup de fil : « Il est au courant, il descend dans cinq minutes, good luck… » Ah, le voilà. « Nice to see you, how you doin’, etc. » On l’invite à s’asseoir. « Mademoiselle, un café et un… Roy ? – Hmm, un oranndjina please » Notre trompettiste qui a nonchalamment posé son biniou par terre, n’a pas l’air franchement ravi à l’idée de passer à la question. On lui explique : un blindfold test sur mesure, pas de pièges, il va adorer. On appuie sur play : le groove s’installe, Donald Byrd commence de souffler, le visage de Roy s’illumine. C’est parti. Vive la musique. Cette rencontre, ou s’en souvient comme si c’était hier.


DONALD BYRD
Flight Time
Extrait de “Black Byrd” (Blue Note, 1973)
Donald Byrd ! Quand j’étais gamin, je connaissais les Blackbyrds [groupe créé en 1974 par Donald Byrd, composé quasi exclusivement d’élèves de la célèbre Howard University de Washington, et dont il n’était que le producteur, NDLR] et j’adorais leur tube, Walking In Rhythm [Extrait de “Flying Stan », Fantasy, 1974]. Plus vieux, j’ai commencé à mieux connaître la musique de Donald, que j’ai eu comme professeur à la New School de New York. Là, j’ai vraiment découvert tous ses disques, les Blue Note, etc. Celui-ci l’a rendu très populaire. Byrd, et surtout les Blackbyrds, étaient des favoris des discothèques. Donald a ouvert une brèche pour d’autres trompettistes, comme Freddie Hubbard, qui ont commencé à enregistrer des choses plus… “contemporaines”. À l’époque, pour la plupart des gens, le jazz n’évoluait plus, beaucoup d’artistes ont cherché à se rapprocher du public jeune. Je ne sais pas si aujourd’hui il se passe exactement la même chose… Il est vrai que le jazz, dans sa forme la plus pure, acoustique, straight ahead, ne bénéficie pas d’un grand support des maisons de disques, et d’un autre côté, les gens issus du hip-hop et du r&b ne se sentent guère attirés par cette musique. Avec les deux premiers disques du RH Factor [“HardGroove”, 2003 et “Strenght”, 2004], j’essaye de rapprocher ces mondes qui, malgré tout, sont encore assez éloignés. J’espère que ce projet va ouvrir des portes, faire en sorte que plus de jazzmen collaborent avec des artistes mainstream. De mon côté, je n’ai pas de plan précis, mais je continue de jouer aussi bien en formation acoustique qu’avec le RH Factor, un style de groupe qu’il n’est pas facile de faire tourner aujourd’hui, pour des raisons économiques surtout. En France, il marche bien, nettement mieux qu’aux Etats-Unis. Là-bas, le RH Factor est une rumeur : on sait que ça existe, mais les gens du jazz ne veulent rien lâcher ! Pourtant, quand on prend la peine d’écouter, les réactions sont très positives, du genre « Pfff, je ne savais pas que tu pouvais jouer ce genre de truc… » Si la musique de Donald Byrd a une influence sur moi ? Oui! En tant que trompettiste, son phrasé, son langage harmonique, m’ont marqué. Même aujourd’hui il compte encore beaucoup pour moi. Je me souviens qu’à la New School, en cours d’improvisation, il jouait des trucs fantastiques, puis se tournait vers moi en me faisant un petit signe… Ouah ! Être ne serait-ce qu’à côté d’un tel musicien vous fait prendre conscience du poids de l’histoire, de la nécessité de l’enseignement. Impossible de ne pas être influencé par quelqu’un comme Donald Byrd. Même les artistes hip-hop sont influencés par lui – ses Blackbyrds ont été énormément samplés. Quand le rappeur Guru et Jazzmatazz tournaient en Europe, j’y étais aussi, et je les ai souvent entendus, et Donald jouait avec eux !

Q-TIP
Abstractionism
Extrait de “Kamaal The Abstract” (Jive, 2002/2009)
Ç’a l’air récent … [Dès que le rap commence.] Tip ! C’est nouveau ? C’est son fameux disque inédit ? Je ne l’ai jamais entendu. [“Kamaal The Abstract”, enregistré au début des années 2000, est longtemps resté inédit pour cause de mésentente entre Q-Tip et sa maison de disque, puis il a fini par sortir officiellement en 2009, NDR] J’ai eu quelques soucis dès l’instant où j’ai décidé de me lancer dans l’aventure RH Factor, du même style que ceux que Tip a dû avoir. .. Il m’a fallu trois ans pour arriver à mes fins, faire vivre le RH Factor. J’ai une théorie à ce sujet : si vous évoluez dans un environnement jazz, vous êtes entouré de gens du jazz [il insiste sur le terme “jazz people”] qui, pour la plupart, pensent avoir autorité sur tout dès qu’il s’agit de musique. Si vous proposez à un directeur artistique de faire quelque chose qui n’est pas vraiment “jazz”, il va essayer d’influencer chacune de vos décisions. Cela dit, même les musiciens, surtout de jazz, abusent parfois de cette autorité, pensent avoir systématiquement raison. Quand j’ai commencé de travailler sur le projet RH Factor, on n’a pas cessé de me donner des conseils : « Pourquoi n’essaies-tu pas ceci, cela, tel rappeur, tel producteur ? » Tout le monde avait une idée ! Le message était clair : « On te donne notre argent, donc il faut que tu acceptes nos idées ! » Le problème, c’est que tout le monde compte. Si vous n’êtes pas Kanye West ou les Neptunes, le scepticisme grandit vite… Quelle erreur ! Ils ne me connaissent pas : je suis un véritable homme orchestre, je n’ai pas besoin de tous ces musiciens, ces producteurs, j’aurais pu faire “HardGroove” tout seul ! Pendant les séances, le leitmotiv était : « Mais que fait donc Roy? » Heureusement, malgré les suggestions du genre « pourquoi ne laisserais-tu pas mon fils mixer ce morceau? » – quel foutoir c’était parfois… –, j’ai finalement pu imposer 90 % de mes idées de départ. Ceux qui décident ont toujours peur. Peur du mot “jazz”, peur de ne pas vendre. Pour revenir à Q-Tip, je suis certain qu’il lui est arrivé la même chose, comme à Meshell Ndegéocello. Il y a une force bizarre qui empêche les artistes de changer, d’expérimenter, « jouez le répertoire, les bon vieux classiques ! ». Ce qu’ils ne comprennent pas, c’est qu’il n’y a pas de formule pour faire un disque à succès. C’est dans l’air, il faut que les artistes soient en phase avec les besoins des gens, c’est tout. Seulement, on ne sait jamais vraiment ce dont les gens ont besoin, ou envie. Ça change toutes les saisons. [En aparté.] Vous pourrez me faire une copie du disque de Q- Tip ?

MILES DAVIS
High Speed Chase
Extrait de “Doo-Bop” (Warner Brothers, 1992)
Miles, “Doo-Bop”, produit par Easy Mo-Bee ! [Éclats de rire.] Sur ce disque, Miles est dans une forme incroyable, son jeu est au top. Ses lignes sont claires, puissantes. À mon avis, c’est son meilleur disque de la dernière période, après son retour. Quel que soit le style qu’il abordait, Miles restait Miles, qu’il déroule sa musique sur telle ou telle couverture, qu’importe : son style dépassait tout. À mes yeux – et mes oreilles – Miles ne pouvait JAMAIS se tromper. Ce disque est l’un de mes favoris !


STEVE COLEMAN
No Conscience
Extrait de “Rhythm People” (RCA Novus, 1990)
[Immédiatement.] Steve Coleman! J’ai joué plusieurs fois avec lui, ce qui revient à étudier autant qu’à jouer – Steve est un penseur, un mec profond, très intelligent. Il m’a transmis énormément. Son approche de la musique, du jeu… Il est très influencé par John Coltrane et par la rue. Il joue sur “HardGroove” ! En fait, il passait par là et savait que je travaillais sur un projet spécial…

MESHELL NDEGEOCELLO
Jabril

Extrait de “Cookie : The Anthropological Mixtape” (Maverick, 2002)
Ça, c’est un accord de Meshell, c’est typique ! Elle joue sur “HardGroove” aussi. Sa personnalité est profonde et… complexe. Elle a un cœur gros comme ça, et quelle bassiste ! Si funky… Elle a son truc à elle, définitivement. Je sais que ses récents concerts ont un peu semé le trouble, les gens sont désorientés, attendent qu’elle chante… Vous savez, le public – américain en particulier – espère toujours quelque chose de précis, il s’enthousiasme d’abord pour ce qui lui est familier, genre : « Ok, c’est sympa, mais vous ne pourriez pas jouer plutôt ma chanson préférée? » Tout le monde attend sa chanson, et si vous la jouez, c’est bon, tout le reste passe. Si vous ne la jouez pas, les problèmes commencent. De moi ? Non, le public n’attend pas un morceau spécial. Parfois, les gens me disent qu’ils sont surpris, mais qu’ils ont aimé quand même. Régulièrement, on me demande tout de même de jouer des extraits de mon album latin jazz, “Habana”. Mais mon groupe actuel ne connaît pas ce répertoire.

PRINCE
2 Nigs United 4 West Compton
Extrait de “The Black Album” (Warner Brothers, 1988)
Je ne connais pas … [Un peu déçu de ne pas reconnaître immédiatement, mais dès que le tempo s’emballe…] Prince ! Pas de doute, c’est le son de Minneapolis, cette énergie, cette pulsation unique. J’ai rencontré Prince deux fois. En 2001, à Montréal, il donnait un concert spécial. J’étais en coulisse, et son saxophoniste était Najee, qui m’avait vu et n’arrêtait pas de me dire « Viens, viens ! » Je suis finalement monté et j’ai joué environ… huit mesures ! Certes, ce n’était pas un concert de jazz… Najee s’est approché de moi : « Hmm, je crois qu’il va jouer un morceau sans cuivres maintenant, allons-nous en… » Le plus drôle, c’est qu’après le concert Najee m’a dit : « Prince te cherchait partout … » La deuxième fois, c’était à l’Apollo de Harlem [le 24 juin 2003, NDR]. J’y jouais avec mon groupe et, ce soir-là, Maceo Parkerpartageait l’affiche avec nous. Prince était là, il s’est montré lors du concert de Maceo : il a juste traversé la scène en faisant semblant de jouer avec le sax de Maceo… Un peu plus tard, en coulisse, je l’ai croisé dans un escalier. J’osais à peine le regarder… Je suis un grand fan ! Son œuvre est immense ! Il joue de tous les instruments, il chante, ça m’impressionne. Prince a été l’un des premiers, à la fin des années 1970, à imposer ça : enregistrer seul, tout faire soi-même. Et il n’a jamais cessé de s’améliorer. Mais il n’y a pas que ça, c’est aussi une icône de l’entertainment. Il a fait des films … Bon, côté look, il a une étrange notion de la mode, mais ça ne fait rien, c’est un être unique, original, il est comme Bird vous voyez ? C’est un révolutionnaire. Et je suis sidéré qu’il soit aussi actif après tant d’années. Ce business peut vous rendre si négatif, affecter la musique que vous faites… Mon ami D’Angelo, par exemple, traverse une période difficile. On n’entend plus beaucoup parler de lui parce qu’ils lui ont fait beaucoup de mal, ils ont mis trop de sunlights sur lui ! D’Angelo est l’un des rares artistes de notre génération capable d’imposer sa vision musicienne sans sombrer dans la hypeou le glamour. Lui aussi sait jouer de tous les instruments et tout chanter. Je peux vous assurer que toutes ces paillettes l’ont vraiment dégoûté. Résultat, il s’est dit : « Je m’en fous, à plus tard … » Je le connais bien, il est capable de monter sur scène avec moi quand je joue du jazz – il l’a fait, aux claviers. Je sais qu’il travaille énormément, mais je crois que rien ne va sortir dans un futur proche. A l’époque de l’album “Voodoo” et de la tournée qui a suivi [Hargrove faisait alors partie du groupe de D’Angelo, avec notamment Frank Lacy au trombone et Jef Lee Johnson à la guitare],il avait ce look beau gosse, torse nu, la maison de disques a mis la pression : « Va donc au club de gym faire de la muscu… » Ça l’a perturbé, tous ces gens qui tournaient autour de lui. Ce n’était pas vraiment lui tout ce cirque, cette vidéo … [Il fait allusion à celle de How Does It Feeloù il chante en plan fixe, torse nu.] Sur scène, les filles hurlaient : « D’Angelooo, déshabille-toi! » Et lui répondait : « Naaan, moi je veux jouer, ok ? Vous n’avez qu’à vous déshabiller d’abord ! » Son approche musicale m’a influencé : j’ai utilisé le même studio – l’Electric Lady, à New York –, le même ingénieur du son, Russell Elevado, qui travaillait en même temps avec The Roots, et parfois les mêmes instruments – mon batteur jouait sur la batterie d’Ahmir Thompson, qui joue sur “Voodoo”. Nous avons grandi en écoutant à peu près la même musique…. •

Repères

1969 Naissance le 16 octobre à Waco au Texas.
1987 Rencontre avec Wynton Marsalis. Premières tournée. Enregistre avec le all stars du trompettiste Don Slicker.
1990 Premier album, “Diamond In The Rough”(RCA Novus).
1991
Jamme avec Sonny Rollins au Carnegie Hall de New York.
1994 Johnny Griffin et Joe Henderson jouent sur “With The Tenor Of Our Time”.
1995 “Paker’s Mood” (Verve) en trio avec Stephen Scott (piano) et Christian McBride (contrebasse).
1996 Enregistre avec Oscar Peterson.
1997 Frank Lacy (trombone), Gary Bartz (saxophone alto), Chucho Valdes (piano)… : on les retrouve sur “Habana” (Verve), enregistré avec son groupe Crisol.
2000 Participe à “Voodoo” de D’Angelo et “Like Water For Chocolate” de Common.
2002 Tournée mondiale avec Herbie Hancock et Michael Brecker.
2003 Premier album du RH Factor, “HardGroove” (Verve).
2006 Deuxième album du RH Factor, “Distractions” (Verve).
2009 “Emergence” (EmArcy), en big band avec Gerald Clayton (piano), Ambrose Akinmusire (trompette)….
2018 Ultime apparition phonographique dans “Moments Preserved” (Impulse !) du pianiste Sullivan Fortner. Il meurt le 3 novembre à New York.

 

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D’Angelo & Roy Hagrove, les enfants Voodoo https://www.jazzmagazine.com/les-news/actus/dangelo-roy-hagrove-les-enfants-voodoo/ Tue, 25 Feb 2025 07:00:00 +0000 https://www.jazzmagazine.com/?p=86128 En complément de notre grand story consacrée à Roy Hargrove dans le dernier numéro de Jazz Magazine, retour sur les liens entre le grand soulman et le trompettiste à travers les “making of” d’albums cultes comme “Voodoo” ou “Hard Groove”.Par Fred Goaty Big Sur, Californie, octobre 1999. Comme Charlie Parker et Clifford Brown avant lui, […]

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En complément de notre grand story consacrée à Roy Hargrove dans le dernier numéro de Jazz Magazine, retour sur les liens entre le grand soulman et le trompettiste à travers les “making of” d’albums cultes comme “Voodoo” ou “Hard Groove”.
Par Fred Goaty

Big Sur, Californie, octobre 1999. Comme Charlie Parker et Clifford Brown avant lui, Roy Hargrove enregistre with strings. Quel jazzman n’a pas un jour ou l’autre rêvé d’interpréter ses mélodies préférées accompagné par un orchestre à cordes ? Au Red Bar Studio, le trompettiste texan est entouré de son quintette et du Monterey Jazz Festival Orchestra. Le fruit de cette semaine de travail, “Moment To Moment”, sortit quelques mois plus tard, en mai 2000. Il ne combla pas totalement les attentes de ceux qui espéraient plus ou moins secrètement que la musique du natif de Waco se fasse l’écho encore plus affirmé du présent du jazz – et donc de son futur. Qui plus est à l’aube du XXIe siècle.

Car on attendait beaucoup d’un des plus grands, si ce n’est du plus grand trompettiste – et bugliste – de sa génération, jeune gardien de la flamme qui avait pris le soin de multiplier les formations et les concepts depuis ses débuts. En 1994, dans “With The Tenors Of Our Time”, il s’était mesuré à Joe Henderson, Johnny Griffin, Branford Marsalis et Joshua Redman. Un an plus tard, dans “Parker’s Mood”, il rendait hommage à Charlie Parker avec Stephen Scott au piano et Christian McBride à la contrebasse, formule osée s’il en est. Sonny Rollins lui-même l’avait adoubé dès 1991 en l’invitant à participer à “Here’s To The People”. Roy Hargrove restait cependant très attaché au jazz acoustique et à ses pairs, ceux de sa génération comme ses aînés. Comme en témoignait son premier album pour le prestigieux label Verve, “Family”, marqué par la présence de Wynton Marsalis (qui fut quasiment son parrain à ses débuts), David “Fathead” Newman, Walter Booker et Jimmy Cobb. Mais peu de temps après la sortie de “Moment To Moment” commença de se propager la rumeur d’un projet censé refléter toutes les facettes de sa culture musicale, bien plus large qu’on ne l’imaginait et que ce taiseux n’évoquait que trop rarement dans ses interviews. Les mots “funk”, “hip-hop” et “électrique” y étaient souvent associés. Les noms qui fuitaient laissaient rêveur : Steve Coleman, Meshell Ndegeocello, Q-Tip (du groupe hip-hop A Tribe Called Quest), Jacques Schwarz-Bart, Cornell Dupree (sideman légendaire d’Aretha Franklin), Erykah Badu… Et un certain D’Angelo.

LE STUDIO DES LÉGENDES
Manhattan, New York, 23 juillet 1970, Electric Lady Studio. Jimi Hendrix savoure le bonheur de travailler dans le studio bâti pour son usage personnel (car rien ne doit entraver son incroyable créativité). Ce jour-là, le Voodoo Child de Seattle s’attarde sur l’émouvante balladeAngel. Sept prises sont enregistrées. Le

19 octobre, Mitch Mitchell ajoute divers overdubs de batterie. Entre temps, son

flamboyant leader a hélas été retrouvé mort au Samarkad Hotel de Londres… L’Electric Lady Studio ne ferma pas ses portes pour autant, et tout au long des années 1970 les grands noms vont s’y succéder. Le flûtiste Jeremy Steig y enregistre “Energy” avec Jan Hammer, qui revient deux ans plus tard dans le fameux Studio A aux côtés du batteur Billy Cobham, pour les séances de “Spectrum”, avec Tommy Bolin à la guitare. (Billy Cobham a aussi gravé “Crosswinds”, “Total Eclipse”, “Life & Times” à l’Electric Lady Studio, entouré

de John Abercrombie, George Duke, Randy et Michael Brecker, Glenn Ferris, Doug Rauch ou encore John Scofield…) Le Mahavishnu Orchestra de John McLaughlin y élabore “Visions Of The Emerald Beyond” avec Jean-Luc Ponty et Narada Michael Walden, tandis que Stanley Clarke y travaille deux fois : avec Jeff Beck, John McLaughlin, Chick Corea et Steve Gadd pour “Journey To Love”, et pour “Schooldays”, avec Billy Cobham et David Sancious.

Les stars du rock et de la soul y défilent aussi : Eric Clapton, les Rolling Stones, Frank Zappa ou David Bowie, sans oublier Chic et Stevie Wonder, qui s’enfermera de longues semaines au 52 West 8th Street pour immortaliser trois de ses plus grands chefs-d’œuvre : “Music Of My Mind” et “Talking Book” en 1972 et “Fullfillingness First Finale” en 1974.

LENDEMAINS QUI CHANTENT
C’est après une longue période d’inactivité du studio bâti par Jimi Hendrix que D’Angelo et l’ingénieur du son/producteur Russell Elevado décident de s’y installer pour imaginer ce qui allait devenir l’un des albums-clés du début du XXIe siècle, “Voodoo” – Elevado se souvient encore avoir « soufflé sur la poussière qui recouvrait les Fender Rhodes » la première fois que D’Angelo et lui sont entrés dans l’antre du Génial Gaucher. Au moment où il se met à travailler jour et nuit sur “Voodoo”, D’Angelo est déjà un artiste confirmé qui ne demande qu’à prendre une dimension encore plus grande. Dès 1994, son nom avait commencé de faire le buzz grâce à U Will Know, chanson gospellisante coécrite avec son frère Luther Archer, et où se succédaient quelques voix en vogue du R&B : R. Kelly, Al B Sure, Stokley Williams, Raphael Saadiq ou Boyz II Men. (À la guitare, le discret Lenny Kravitz…) Un an plus tard, D’Angelo frappa très fort avec son premier album, “Brown Sugar”. Comme deux de ses héros, Stevie Wonder et Prince, il y jouait lui-même de tous les instruments. Dès lors, le vocable “nu soul” n’allait pas tarder à être sur toutes les lèvres. Les sorties successives d’“Urban Hang Suite” de Maxwell en 1996 et de “Baduizm” d’Erykah Badu en 1997 ne faisant qu’amplifier le phénomène. La nu soul était à la fois nu (new, nouvelle) et rétro, puisqu’aux grooves souvent hérités du hip-hop se mêlaient des sonorités vintage très “années 1970”, dont celle du piano électrique Fender Rhodes, qui commençait de revenir en grâce – le petit monde du jazz allait également accueillir à bras (r)ouverts cet instrument négligé pendant plus d’une décennie…

Ce qui faisait le cachet de “Brown Sugar”, c’était aussi la voix de D’Angelo, à travers laquelle résonnait celles des Marvin Gaye, Al Green et autres Curtis Mayfield. Phrasé sophistiqué, falsetto cristallin, travail impressionnant sur les chœurs démultipliés : nul n’en doutait, ce jeune homme de 21 ans était promis à un bel avenir. Les jazzfans tendirent l’oreille, agréablement surpris d’entendre jouer Mark Whitfield, Larry Grenadier et Gene Lake sur le subtil Smooth (« Au piano, dixit Larry Grenadier, D’Angelo joue un truc minimaliste à la Count Basie, et c’est parfait »), ainsique Will Lee sur le churchy (et magnifique) Higher.D’Angelo attendit plus que de raison avant dedonner un successeur à “Brown Sugar” : cinq anss’écoulèrent avant que l’on ne découvre les sortilèges de“Voodoo”. Entre temps, il avait enregistré en duo avecB.B. King (Ain’t Nobody Home dans “Deuces Wild”),Erykah Badu, le groupe hip-hop Slum Village etle rappeur du Wu-Tang Clan, Method Man (Break Ups 2 Make Ups dans “Tical 2000 : Judgement Day”). On l’avaitaussi vu dans Night Music, le show télé musical de DavidSanborn, chanter Use Me de Bill Withers assis derrièreun Fender Rhodes, en costume noir, fines lunettesovales, accompagné par Sanborn à l’alto, Eric Claptonà la guitare, Ricky Peterson aux claviers, Marcus Millerà la basse, Gene Lake à la batterie et Don Alias et SteveGadd aux percussions. Excusez du peu. Apparition divineprometteuse de lendemains qui chantent.Peu après, D’Angelo publia deux maxi 45-tours. Devil’s Pie en 1998, coproduit avec l’un des plus grands beatmakers de l’histoire du hip-hop, DJ Premier, et Left & Right en 1999, avec les rimeurs Method Man et Redman et l’aide, aux “percussions vocales”, de Q-Tip, tête pensante de A Tribe Called Quest, le groupe hip-hop préféré de D’Angelo et l’un des plus influents des années 1990. Deux titres très marqués par le flow et les techniques d’enregistrement du rap, où

ses qualités de multi-instrumentiste et d’arrangeur étaient à nouveau mises en valeur.
Mais le meilleur était à venir… Car sans remettre en cause leurs (grandes) qualités, Devil’s Pie et Left & Right ne reflétaient pas totalement la déferlante créative de “Voodoo”. « D’Angelo et moi pensions tout le temps à ce qui allait devenir “Voodoo”, se souvient Russell Elevado. On écoutait beaucoup de disques ensemble. “Music Of My Mind” et “Talking Book” de Stevie Wonder étaient dans sa collection, et je lui fis remarquer qu’ils avaient été enregistrés à l’Electric Lady Studio. C’est à cette époque, aussi, qu’il commença à écouter sérieusement Jimi Hendrix. Je lui ai dit qu’on devrait aller jeter un œil à l’Electric Lady Studio – je ne savais même pas s’il était encore opérationnel… Dès que nous y sommes entrés, nous avons senti des vibrations positives. Je peux dire sans hésitation que nous avons contribué à la renaissance du studio. »


VIENS FAIRE UNE JAM
Russell Elevado a souvent raconté que les séances d’enregistrements qui finirent par accoucher de “Voodoo” commencèrent dès 1996. D’Angelo et sa bande squattèrent donc trois ans l’Electric Lady Studio avant que ne sorte enfin l’album ! Certes pas sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mais suffisamment longtemps, en tout cas, pour que ce lieu chargé d’Histoire se remette à vibrer comme au bon vieux temps. « Le Studio C devint le laboratoire de “D’” » (Ahmir “Questlove” Thompson). « J’avais un sac de couchage, car je ne voulais pas partir, je voulais vivre là », dixit le chanteur Bilal, dont les meilleures chansons de son premier album “1st Born Second” (Sometimes, Slyde…) ont été enregistrées sur place. D’après Russell Elevado, témoin et acteur privilégié de cette grande période créative, c’est non seulement à cette époque que D’Angelo découvrit vraiment la musique de Jimi Hendrix, mais qu’il mesura l’influence qu’elle avait eue sur celle de Prince, de Funkadelic, et même de Stevie Wonder. Régulièrement, Ahmir Thompson et D’Angelo allaient dépenser des sommes folles dans les magasins de disques new-yorkais. Quand ils revenaient au studio, les séances d’écoute s’étiraient en jam sessions jusqu’à plus d’heure. « J’aimerais tant que toutes ces jams sortent un jour, on pourrait en faire un disque incroyable. Mais personne ne sait ce que sont devenues les bandes… » (Russell Elevado).

Au début des années 2000, lors d’un blindfold test, Ahmir Thompson nous avait confié qu’une reprise de la sublime chanson de Tony Williams, There Comes A Time, avait été enregistrée à l’Electric Lady Studio, mais que lui non plus ne savait pas ce que la bande était devenue… (Regrets éternels.) La collection de cassettes vidéo VHS plus ou moins légales d’Ahmir Thompson fut aussi une grande source d’inspiration : les magnétoscopes chauffaient et les concerts de Prince, Michael Jackson, Al Green, Stevie Wonder et Marvin Gaye tournaient en boucle sur les écrans du studio. Ainsi, D’Angelo et sa bande transformèrent l’antre de Jimi Hendrix en home studio, ou plus précisément, à en croire Ahmir Thomson, en « vaisseau spatial dans le vaisseau spatial ». Et même si beaucoup de musiciens sont allés et venus pendant ces séances d’enregistrement au long cours, “Voodoo” a principalement été conçu autour d’un noyau dur constitué de D’Angelo (toujours prêt à poser ses mains sur un piano, empoigner une guitare ou une basse ou s’asseoir derrière une batterie si besoin était), Charlie Hunter à la guitare, James Poyser aux claviers, Pino Palladino à la basse et Ahmir Thompson à la batterie. Sans oublier le vieux copain trompettiste d’Erykah Badu : Roy Hargrove.

FACTEUR GROOVE

Avance rapide. New York, Electric Lady Studio, 2002. Entre janvier et septembre, au gré de plusieurs séances d’enregistrement entrecoupées par les gigs en club et les tournées dans les festivals d’été, Roy Hargrove remet sur orbite « le vaisseau spatial dans le vaisseau spatial » piloté par D’Angelo entre 1996 et 1999. Cette fois, c’est lui qui est aux commandes, pour ce qui deviendra le premier album de RH Factor, “HardGroove”, qui mettra plus d’un an à sortir. Histoire de déployer le plus largement possible son éventail créatif, le trompettiste a convié un impressionnant aréopage de musiciens. Selon les quatorze titres qui figureront in fine sur l’album – comme pour “Voodoo”, on imagine que les jam sessions mériteraient d’être publiées… –, on retrouve les saxophonistes Steve Coleman et Jacques Schwarz-Bart, le guitariste Cornell Dupree, les claviéristes et organistes James Poyser, Bobby Sparks, Marc Cary et Bernard Wright (musicien prodige du Queens aujourd’hui disparu, vieil ami de Marcus Miller), les bassistes Meshell Ndegeocello, Reggie Washington et Pino Palladino et les batteurs Gene Lake, Jason “JT” Thomas et Willie Jones III, liste non-exhaustive à laquelle il faut ajouter les vocalistes Stephanie McKay (dans Forget Regret, composé par Jacques Schwarz-Bart), Shelby Johnson (future choriste de Prince, toute en délicatesse sur How I Know), Renee Neufville (dans le formidable Juicy), Common (dans Common Free Style), Anthony Hamilton (dans Kwah/Home), D’Angelo, venu chanter une reprise d’I’ll Stay de Funkadelic, Q-Tip et Erykah Badu, tous deux en état de grâce sur le très sensuel et mi-chanté mirappé Poetry. Un casting qui en dit long sur la variété des influence(ur)s à l’œuvre dans “HardGroove”.

Encore et toujours à l’Electric Lady Studio, Roy Hargrove et D’Angelo sont à l’œuvre pour rendre hommage à Fela Kuti et faire une bonne action en contribuant au CD caritatif “Red Hot + Riot”, sur lequel on retrouve une myriade d’artistes venus de tous les horizons. Au programme, l’un des grands classiques du “génigérian” de Lagos, Water No Get Enemy. Tout en restant très proche de la version originale, Water No Get Enemy est superbement incarné par D’Angelo au Fender Rhodes et au chant, Roy Hargrove à la trompette, Macy Gray au chant, Nile Rodgers (de Chic) à la guitare et Femi Kuti (l’un des fils de Fela) au saxophone alto et au chant. Les membres des Soultronics, le groupe à l’œuvre lors du “Voodoo Tour” en 2000, sont là aussi : James Poyser aux claviers, Pino Palladino à la basse, Ahmir Thompson à la batterie. Et pour faire bonne figure, ceux du groupe de Femi Kuti, The Positive Force, rejoignent tout ce beau monde, Oluwaseyi Clegg en tête, au saxophone baryton. Lors de la même séance, le rappeur Common mettra en boîte Time Travelin’ (A Tribute To Fela), preuve de la bouillonnante interactivité qui régnait à l’Electric Lady Studio. En revanche, c’est à l’Avatar Studio, mais toujours à New York, qu’un autre classique de Fela est enregistré pour le projet “Red Hot + Riot”, Zombie, avec un casting pas moins excitant : Nile Rodgers encore, mais aussi le guitariste avant-gardiste Arto Lindsay, le claviériste des Beastie Boys, Money Mark, et Roy Hargrove, qui grave une superbe improvisation à la trompette.


HARD GROOVE
Mais revenons à “HardGroove”. Dix-sept ans après, cet album n’a non seulement rien perdu de son attrait, mais sa richesse musicale et son côté kaléidoscopique sont bien plus faciles à appréhender que lors de sa sortie. En leur temps, ces instrumentaux, ces chansons, et tout ce qui oscillait entre ces deux formes faisaient tourner la tête. Roy Hargrove avait choisi de nous délivrer cette généreuse – et faussement hétéroclite – somme de travail effectuée à l’Electric Lady Studio à une époque où la “culture album” primait encore. Ceci explique sans doute cela… Si l’on veut bien, aujourd’hui, prendre le temps qu’il faut pour explorer toutes les directions in music(s) pointées par Roy Hargrove, on (re)découvrira à travers ces quatorze morceaux un émouvant autoportrait, brassant sous le signe du groove toutes ses amours musicales. Tout en syncopes vertigineuses, Out Of Town mettait en vedette le très funky Reggie Washington à la basse et l’exigeant saxophoniste alto Steve Coleman. Tout un album comme ça, dans l’esprit des Five Elements de l’altiste ? Pas question ! Car Roy Hargrove tenait à ce que “HardGroove” reflète aussi son côté plus romantique, et pas seulement à travers le chant : dans Liquid Streets, c’est l’esprit des Blackbyrds (l’un des premiers émois radiophoniques de Roy Hargrove fut Walking In Rhythm, l’un des tubes de ce groupe), mais aussi celui des albums Blue Note seventies de Donald Byrd et de Bobbi Humphrey qui est convoqué. Cette époque et cette esthétique là comptent aussi beaucoup pour le trompettiste. Dans le formidable Juicy, Hargrove le bugliste est à l’œuvre, qui maquille dans l’intro son instrument d’effets électroniques façon Eddie Harris, avec un côté “rieur”, sérieux/pas sérieux. Quant au sensuel et lent The Joint, illuminé par sa trompette au son clair et puissant, les synthés de Bernard Wright et le Fender Rhodes de Bobby Sparks, il aurait aussi bien pu figurer dans “Voodoo”, et ce n’est sans doute pas par hasard si son titre même renvoie à Spanish Joint, l’une des chansons auxquelles Roy Hargrove a contribué dans le magnum opus de D’Angelo…

Flashback. Fin janvier 2000. Tower Records de New York. D’Angelo est-il allé s’offrir son propre disque au défunt magasin de disques situé à l’angle de la 4e Rue et de Lafayette Street ? Nul ne le sait mais, en tout cas, “Voodoo” venait enfin de sortir. Son impact fut immédiat. Sur les amateurs de musique comme sur les musiciens. [À Jazz Magazine, le CD “promo” de “Voodoo” tournait en boucle depuis la fin du mois de décembre 1999, NDLR.] Pour preuve, les propos du fondateur, leader et bassiste de Snarky Puppy, Michael League, grand admirateur de D’Angelo, qui a bien voulu répondre à nos questions :

Vous aviez 15 ans quand “Voodoo” est sorti. Êtes-vous immédiatement tombé sous le charme de ce disque ?

Je suis tombé amoureux de cette musique, mais d’une façon étrange. Je l’ai aimée instantanément, mais je ne l’ai pas tout de suite comprise. C’était si frais, si différent du R&B surproduit, clinquant (et souvent ringard) des années 1990. J’avais le sentiment que mon jugement sur ce disque changerait au fur et à mesure que je l’écouterais, et c’est exactement ce qui est arrivé. Je l’ai découvert dans la voiture d’un de mes amis – j’allais jouer avec son groupe, dans une église, et à en juger comment lui et les autres membres de son groupe parlaient de “Voodoo”, j’ai vite compris que cet album allait causer une révolution dans la communauté musicale noire américaine.

Et vous, de prime abord, qu’avez-vous aimé le plus dans “Voodoo” ?

Je ne peux pas vraiment pointer ce que j’ai aimé le plus : en ce qui me concerne tout marchait à pleins tubes dans ce disque. Super songwriting, super paroles, super production (principalement minimaliste), super arrangements, super performances musicales, super musiciens, super enregistrement, super mixage, super mastering : on avait le sentiment d’avoir un pied dans le passé (la tradition) et un autre dans le futur. Ça semblait être une suite radicale à “Brown Sugar”, son album précédent, mais ceux qui l’avaient vraiment écouté savaient que D’Angelo avait en lui quelque chose de spécial en train de se développer.

Cette manière de jouer “en arrière du temps”, cette “attitude rythmique” si caratéristique de “Voodoo”, comment la définiriez-vous ?

J’ai appris de Charlie Hunter, qui a coécrit et qui joue sur trois chansons dans “Voodoo” [The Root, Spanish Joint et Greatdayndamornin’/Booty, NDLR], qu’une grande partie de ce jeu “en arrière du temps” a été affinée au moment de l’editing, dans la salle de contrôle, après l’enregistrement. Ça n’avait pas été enregistré de cette manière. Charlie m’avait dit que D’Angelo avait ce son en tête, mais que le groupe ne pouvait pas jouer exactement ce qu’il voulait. En blaguant à moitié, Charlie m’avait avoué : « Je suis d’Oakland, et si une chanson ne se termine pas plus vite qu’elle n’a commencé d’au moins 10 BPM, c’est qu’il y a un problème ! » Donc je pense que D’Angelo a probablement dû dire : « Faites du mieux que vous pouvez, et la technologie fera le reste. » Certaines personnes pourront être déçues en entendant ça, mais pour moi – et si ça c’est vraiment passé comme ça –, c’est encore plus impressionnant. Cela prouve qu’il avait un son en tête, et qu’il était si précis et si nouveau que même les meilleurs musiciens du monde ne pouvaient pas complètement le matérialiser. Quand le disque est sorti et qu’on l’a écouté en boucle des centaines de fois, il est vraiment entré dans la tête de TOUT LE MONDE. Il a défini la manière dont on a joué de la musique orientée groove depuis. Et de toute façon, ce n’était pas la première fois que la technologie influençait, infléchissait une performance humaine. Pensez aux origines de la drum & bass ou du hiphop… Tout cela est vraiment fascinant. Et je ne parle pas seulement de jouer en arrière du temps. Tout le monde peut jouer en arrière du temps. Mais très souvent, quand vous entendez des musiciens le faire, ça ne marche pas. C’est comme pour tout : vous devez le comprendre, le sentir pour le faire avec authenticité.

Son nom n’apparaît pas sur le disque, mais on a souvent dit que sans J Dilla, “Voodoo” n’aurait pas sonné de la même manière : mythe ou réalité ?

Je ne peux pas répondre vraiment, car je n’ai pas tous les éléments en main, mais mon instinct me dicte que l’héritage de J Dilla et son utilisation unique des samples pour créer des rythmes irréguliers (et indéniablement groovy) ont joué un rôle dans la conception de cet album.

Comment résumeriez-vous la contribution de votre confrère Pino Palladino à la basse ?

Je ne pourrai jamais dire autant de choses que je le souhaite sur Pino. C’est un de mes bassistes favoris de tous les temps. Et sur ce disque, il est si sobre, si mesuré, si cohérent… Et il groove à un tel point… Et son son est si rond ! C’est presque comme si les notes ne comptaient pas. Il joue comme il le sent.

Avez-vous déjà rencontré D’Angelo, et aimeriez-vous travailler avec lui ?

Je ne l’ai jamais rencontré, non, mais plusieurs membres de Snarky Puppy ont joué avec lui. Ce serait définitivement un honneur de travailler avec lui, mais pour être tout à fait honnête, je lui suis surtout reconnaissant qu’il existe et de sa contribution à la musique.

La passion de Michael League pour “Voodoo” et la musique de D’Angelo est largement partagée depuis vingt ans, et de nombreux musiciens de jazz, “mais pas que”, ont analysé le plus sérieusement du monde les grooves prodigués par D’Angelo et ses musiciens. Il y a quelques années, Pino Palladino confiait justement à Jason King que lors des séances d’enregistrement de “Voodoo”, « l’alchimie entre les musiciens fut immédiatement évidente », qu’il se sentait complètement « chez lui », qu’il « souriait », et que dès qu’il réécouta les bandes sur place, « tout sonnait encore mieux ». Confessions empreintes de diplomatieou perception tout simplement différente (parce quechaque être humain est unique) de celle de CharlieHunter ? Quoi qu’il en soit, Charlie Hunter confiait à sontour à Jason King que la raison principale pour laquelleles gens ont à ce point aimé “Voodoo”, c’était grâce à ladimension humaine : « Des êtres humains jouent de leurinstrument ensemble, et il y a une certaine magie qu’onne peut atteindre qu’en procédant ainsi. On peut aboutirà quelque chose d’intéressant en faisant de la musiqueprogrammée, mais ce n’est pas magique : c’est de lascience. »

Comme les grands disques Stax des années 1960, “Voodoo” est un disque multiculturel : des musiciens noirs et des musiciens blancs sont à l’œuvre, des Afro-Américains et des Gallois (non, Pino Palladino n’est pas italien !). Comme nombre de disques des années 2000, l’univers de “Voodoo” est très référencé. Send It On est basé sur un morceau de Kool & The Gang, Sea Of Tranquility, datant d’une époque où le groupe de Robert “Kool” Bell flirtait plus avec le jazz-funk et la soul music que le disco chic façon Ladie’s Night. La chanson qui ouvre l’album, la si lente et si étourdissante Playa, Playa, cite dans son refrain hypnotique Player’s Balling (Players Doin’ Their Own Thing) des Ohio Players. La ballade soul Untitled (How Does It Feel), coécrite avec Raphael Saadiq, est on ne peut plus “princière” – il suffit de l’enchaîner avec Do Me Baby ou Adore de Prince pour s’en rendre compte…

Sur scène, lors du “Voodoo World Tour” qui démarra quelques mois après la sortie du disque, cette lenteur ne résista guère à l’allant du live. Les tempi s’accélérèrent, pour toucher à une allégresse plus proche de celle d’un James Brown ou d’un Prince. Ce fascinant sens de la retenue ne pouvait-il vivre qu’au ralenti entre les quatre murs d’un studio, puis sur disque ? On peut le croire quand on écoute la reprise du dernier morceau de “Voodoo”, Africa, par l’éphémère Next Collective en 2013 : Logan Richardson (saxophone alto), Walter Smith III (saxophone ténor), Gerald Clayton (piano, Fender Rhodes), Ben Williams (contrebasse) et Jamire Williams (batterie) ne peuvent en aucun cas prendre une contredanse pour excès de vitesse, et c’est pourquoi leur reprise est très convaincante.

“Voodoo” a inspiré nombre de musicien.ne.s issus de la jazzosphère, mais pas seulement. Dès 2005, le chanteur – et remarquable guitariste – John Mayer a embauché Pino Palladino et le batteur Steve Jordan pour mettre de la soul et du groove dans sa pop. Avec “Try !”, enregistré live in concert, et avec son successeur studio, “Continuum”, il a remarquablement intégré les acquis du chef-d’œuvre de D’Angelo. Et à qui fit-il appel pour les arrangements de cuivres dans Waiting On The World To Change et I Don’t Trust Myself (With Loving You) ? À Roy Hargrove bien sûr.

Si Roy Hargrove ne joue de la trompette et du bugle que sur trois chansons dans “Voodoo”, sa contribution est essentielle. Ses arrangements concis, intenses et subtils font la différences dès les premières mesures de Playa, Playa. Ils s’imbriquent idéalement aux vocaux démultipliés de D’Angelo (sous influence Marvin Gaye). Dans Send It On, leur côté pointilliste ajoute une touche délicate ;

dans Spanish Joint, leur placement donne encore plus de swing. Pas de solo, donc, mais un travail sur les couleurs d’une intelligence rare, à la fois ancré dans la tradition et la modernité – à l’image de tout l’album…


FORCE & MESSIE NOIR
Un an après la sortie du premier album du RH Factor, Verve publia “Strenght”, un EP de six titres enregistrés à l’Electric Lady Studio, dont quatre provenaient sans doute des séances d’“HardGroove” (Rich Man’s Welfare, Bop Drop, Strenght et Listen Here, une reprise d’un classique d’Eddie Harris).

En 2006, tandis qu’on attendait toujours plus désespérement le successeur de “Voodoo” – qui n’arrivera que… huit ans plus tard ! – Roy Hargrove revient doublement aux devants de l’actualité phonograhique en publiant coup sur coup deux albums : le second opus du RH Factor, “Distractions”, et “Nothing Serious”, avec son quintette acoustique featuring Slide Hampton sur trois titres. Quelques distractions et rien de sérieux, donc, à en croire les titres – certes, chercher à les (sur)interpréter mène souvent à des fausses pistes, mais à bien regarder les pochettes des deux disques, on constate que le visage de Roy Hargrove est à chaque fois de profil, et qu’il porte le même chapeau. RH Factor, quintette acoustique, « Tout ça, c’est moi » semblait-il nous signifier. Un moi unique et indivisible.

“Distractions” a cette fois été enregistré sur la Côte Ouest, à Sausalito, en Californie, avec un groupe à géométrie variable mais assez stable. Ce qu’on gagne en homogénéité, on le perd un peu en diversité : les sounds of surprise se font plus rares. Le chant revient exclusivement à Renee Neufville, sauf dans Bullshit, instrumental “vocalisé” composé et produit par D’Angelo qui, s’il a le mérite de nous donner de ses nouvelles musicales, ne restera pas dans les annales. Quant à “Nothing Serious”, il ne nous apprit effectivement nothing de plus serious sur ce qu’on connaissait – et aimait – déjà de sa vision du jazz acoustique. Deux ans plus tard, “Earfood”, son ultime disque en quintette, fut nettement plus inspiré.

Le 25 décembre 2014, quinze ans après, ou presque, la sortie de “Voodoo”, D’Angelo fait enfin son comeback avec “Black Messiah”. L’album déconcerte, la façon dont il est mixé plus encore, mais les critiques sont globalement dithyrambiques. On salue le retour aux affaires d’un musicien visionnaire qu’on croyait perdu à jamais (la faute à ces problèmes qu’on dit “personnels” et qui défrayèrent la chronique pendant des lustres), et l’un des derniers, en tout cas, à avoir changé à lui seul le son de la musique populaire afro-américaine. On salue aussi aussi le courage de son geste artistique, car “Black Messiah”, album sombre, touffu, confus parfois, déstabilisant, voire dérangeant, est plus fascinant chaque fois qu’on le réécoute. Et hanté par un héritage musical qui ne va plus tout à fait de soi à une époque où la mémoire se perd. Les figures tutélaires de Sly & The Family Stone (“There’s A Riot Going On” vient immédiatement à l’esprit), George Clinton et des premiers Funkadelic (“Free Your Mind And Your Ass Will Follow”, “Maggot Brain”, “America Eats Its Young”…), et bien sûr Jimi Hendrix et Prince sont convoquées plus ou moins consciemment par D’Angelo. Hormis Pino Palladino et Ahmir Thompson, l’autre trait d’union entre “Voodoo” et “Black Messiah” n’est nul autre que Roy Hargrove, qui signe à nouveau tous les arrangements de cuivres. Quant aux concerts de la tournée qui suivit (ou précéda) la sortie de “Black Messiah”, ils en laissèrent plus d’un perplexe. Mais pas tous les soirs…

Rotterdam, North Sea Jazz Festival, 10 juillet 2015. Les musiciens de Marcus Miller m’enjoignent gaiement de les suivre backstage pour aller écouter le concert de D’Angelo And The Vanguard au Nile. Le bassiste au chapeau me cède son passe – son couvre-chef lui suffit pour entrer où il veut… –, me donnant ainsi le privilège de me faufiler dans les entrailles de la plus grande salle du festival. Dans le carré spécial, derrière la scène, la plupart des loges d’artistes sont fermées. Celle des musiciens de Marcus Miller est ouverte. Mino Cinelu nous fait signe d’entrer. Après avoir refait le monde, une certaine agitation alentour nous fait comprendre que le concert ne va pas tarder à commencer. En passant devant l’une des loges, une forte odeur d’herbe nous saisit les narines. La porte s’ouvre. D’Angelo apparaît. Quelques minutes plus tard, sur scène, la magie opère. Côté droit, tout le monde danse. Pino Palladino et Chris Dave font des miracles. D’Angelo revit. Mais le cœur de Roy Hargrove a hélas cessé de battre le 2 novembre 2018. Rien ne dure, et la vie sans doute jamais assez.

À écouter

D’Angelo : “Brown Sugar” (EMI) 1995.

Roy Hargrove With Strings : “Moment To Moment” (Verve) 2000.

D’Angelo : “Voodoo” (Virgin / Cheeba Sound) 2000.

Roy Hargrove Presents The RH Factor : “Hard Groove” (Verve) 2003.

The RH Factor : “Strenght (EP)” (Verve) 2004.

RH Factor : “Distractions” (Verve) 2006.

The Roy Hargrove Quintet : “Earfood” (Groovin’ High / EmArcy) 2008.

D’Angelo And The Vanguard : “Black Messiah” (RCA) 2014.


Note : Hormis l’interview de Michael League, réalisée par l’auteur,

les propos des musiciens proviennent des remarquables liner

notes de Jason King parue dans la réédition vinyle de “Voodoo”

(Light In The Attic Records, 2015), de The Soulquarians At Electric

Lady : A Oral History de Chris Williams (sur le site de Red Bull

Academy) et du n° 42 du magazine Wax Poetics.

Repères


Les destinées musicales de D’Angelo et de Roy Hargrove se sont

souvent croisées. Prenez date(s).

1969 Naissance de Roy Anthony Hargrove le 16 octobre à Waco (Texas).
1974 Naissance de Michael Eugene Archer, alias D’Angelo, le 11 février à

Richmond (Virginie).
1977 À 3 ans, D’Angelo joue déjà sur le piano familial.
1978 La famille de Roy Hargrove s’installe à Dallas (Texas). Le jeune trompettiste étudie à la Booker T. Washington High School For The Performing And Visual Arts où deux visiteurs le remarquent : Wynton Marsalis et l’ancien saxophoniste de Ray Charles, David “Fathead” Newman.
1988 Roy Hargrove passe un an au Berklee College Of Music de Boston (Massachusetts). Le 1er mai, première séance notable avec le saxophoniste alto Bobby Watson, pour Blue Note (“Horizon”).
1990 Sortie du premier album de Roy Hargrove, “Diamond In The Rough” (RCA Novus), avec notamment Antonio Hart au saxophone alto, Scott Colley à la contrebasse et Al Foster la batterie.
1991 D’Angelo gagne une compétition Amateur Night à l’Apollo de Harlem (New York). Sonny Rollins invite Roy Hargrove sur son album “Here’s To The People” (Milestone).
1993 Après une audition en forme de récital piano-voix de trois heures, D’Angelo signe son premier contrat pour EMI. Roy Hargrove joue dans “The Tao Of Mad Phat – Fringe Zones” de Steve Coleman And Five Elements.
1994 Premier succès de D’Angelo, U Will Know, coécrit et coproduit avec ses deux frères. Parmi les nombreux musciens invités à participer au premier album éponyme du projet jazz/hip-hop de Branford Marsalis, “Buckshot LeFonque” (Columbia), on remarque Roy Hargrove, qu’on retrouve aussi aux cotés de deux grandes chanteuses : Helen Merrill, dans “Brownie – Hommage To Clifford Brown” (Verve) et Abbey Lincoln (“A Turtle’s Dream”, Verve).
1995 Premier album de D’Angelo, “Brown Sugar”, qui se vend à plus de deux millions d’exemplaires aux Etats-Unis. Roy Hargrove joue sur “Young Lions &

Old Tigers” (Telarc) de Dave Brubeck : le premier morceau du disque s’intitule… Roy Hargrove !
2000 Sortie le 25 janvier du deuxième album studio de D’Angelo, “Voodoo”, d’emblée n° 1 au Billboard, le hit-parade américain officiel. Le “Voodoo Tour” démarre le 1er mars à Los Angeles (Roy Hargrove à la trompette, Jef Lee Johnson à la guitare). Le 12 juillet, concert mémorable au Grand Rex (Paris) avec Frank Lacy au trombone et Russell Gunn à la trompette.
2001 Roy Hargrove tourne avec Michael Brecker, Herbie Hancock, John Patitucci et Brian Blade. “Directions In Music – Live At Massey Hall – Celebrating Miles Davis & John Coltrane” (Verve) immortalise cette rencontre au sommet.

2005 D’Angelo séjourne au Crossroads Center, créé par Eric Clapton et spécialisé dans les addictions aux drogues dures et à l’alcool.

2006 Roy Hargrove enregistre avec le groupe Toto (The Reeferman, dans “Falling In Between”) et le chanteur John Mayer (Waiting On The World To Change et I Don’t Trust Myself (With Loving You) dans “Continuum”, Columbia).

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Adieu Roberta Flack https://www.jazzmagazine.com/les-news/actus/adieu-roberta-flack/ Mon, 24 Feb 2025 16:38:15 +0000 https://www.jazzmagazine.com/?p=86342 Alors que la grande soulwoman vient de tirer sa révérence, nous republions l’article qui lui avait été consacré dans notre n°737. Fin 1969, Roberta Flack sortait son somptueux premier album, “First Take”, qui se situait à la croisée des chemins qui mènent à la soul music, au gospel, au folk et au jazz. À ses […]

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Alors que la grande soulwoman vient de tirer sa révérence, nous republions l’article qui lui avait été consacré dans notre n°737. Fin 1969, Roberta Flack sortait son somptueux premier album, “First Take”, qui se situait à la croisée des chemins qui mènent à la soul music, au gospel, au folk et au jazz. À ses côtés, Ron Carter et Donny Hathaway, entre autres
par Fred Goaty

Si aujourd’hui Roberta Flack ne se produit plus guère sur scène et n’a pas sorti de vrai nouveau disque depuis des lustres, elle n’en reste pas moins une artiste majeure de la soul music, qui a toujours su s’entourer des meilleurs auteurs-compositeurs et musiciens – souvent de jazz. Dès le milieu des années 1940, attirée par le piano, elle se met, comme beaucoup de jeunes filles afroaméricaines, à jouer dans les églises, à accompagner des chœurs gospel et interpréter des hymnes et des spirituals. En 1952, elle obtient à 15 ans une bourse pour étudier à la prestigieuse Howard University de Washington, DC. Elle y parfait sa culture musicale, notamment classique, et quatre ans plus tard devient enseignante, après avoir été la plus jeune étudiante de l’université ! Mais la mort de son père l’oblige à retourner en Caroline du Nord pour enseigner l’anglais. Et la musique, tout de même. Puis elle retourne à Washington pour accompagner cette fois des chanteurs d’opéra. Sa vie prend un autre tournant quand elle obtient en engagement régulier dans un club-restaurant, Mr. Henry. Entre temps, l’un de ses professeurs de chant lui avait suggéré que ses qualités vocales pourraient lui assurer plus d’avenir dans la pop que dans la musique classique… Message reçu.

Une voix envoûtante
Chez Mr. Henry, Roberta Flack fait sensation. Le restaurant ne désemplit pas. Sa voix tout en retenue, manière d’éloge de la lenteur et de la douceur mêlées, et pour tout dire envoûtante, fascine le public. Un soir, le pianiste Les McCann, de passage à Washington, tombe instantanément sous le charme. Coup de fil à son producteur Joel Dorn, qui travaille pour le label Atlantic. Dorn est conquis à son tour, mais avant d’entrer en studio pour enregistrer son bien nommé premier 33-tours, “First Take”, Roberta Flack travaille sur une trentaine de démos, à Manhattan, en novembre 1968. Parmi les chansons couchées sur bande, Afro Blue, le fameux thème de Mongo Santamaria, mis en paroles par Oscar Brown, Jr. (enregistré pour la première fois en 1959 par Abbey Lincoln), Ain’t No Mountain High Enough, le tube de Marvin Gaye et Tami Terrell, ou encore la ballade Frankie And Johnny, dont l’arrangement évoque clairement All Blues de Miles Davis. [Ces démos figurent dans la “50th Anniversary Deluxe Edition” de “First Take” parue en 2020, NDLR.] Mais le meilleur reste à venir : trois mois plus tard, elle se retrouve devant le grand piano du studio Atlantic, au n° 1841 de Broadway. John Pizzarelli est à la guitare, Ron Carter à la contrebasse et Ray Lucas à la batterie. En trois jours, elle grave les huit chansons de “First Take”, l’un des meilleurs premiers albums de tous les temps, si riche et si varié qu’il ressemble presque à un “best of” !

“First Take”, premier album et premier chef-d’œuvre pour Roberta Flack.

Grandeur d’âme
Quelques semaines avant l’album, le 45-tours de Compared To What avait donné le ton : une ligne de basse inoubliable de Ron Carter, le chant comme hanté par ses racines gospel de Roberta Flack, les arrangements de cuivre de William Fischer. Voilà ce qu’on appelle un classique instantané, alors que son “découvreur”, Les Mc Cann, avait déjà enregistré cette chanson d’Eugene McDaniels en 1966, et qu’il en donnera une autre version dans son légendaire live de 1969 avec Eddie Harris, “Swiss Movement – Recorded Live At The Montreux Jazz Festival, Switzerland”. Autre grand moment, Tryin’ Times, signé par deux autres anciens de la Howard University, Donny Hathaway et Leroy Hutson. Une chanson sur les injustices et les inégalités sociales qui démarre par une intro d’une longueur qui, aujourd’hui, laisse rêveur… (Donny Hathaway lui-même l’enregistrera sur son premier album, un an plus tard.)

Play roberta for me
Puis un certain Clint Eastwood entre dans la danse en choisissant d’inclure The First Time Ever I Saw Your Face dans son premier film, Play Misty For Me (Un frisson dans la nuit). Résultat : trois ans après son enregistrement, cette touchante ballade sortit à son tour en 45-tours pour atteindre les sommets des charts et obtenir deux Grammy Awards. Jusqu’au milieu des années 1980, Roberta Flack restera fidèle à Atlantic, enrichissant régulièrement sa discographie d’autres splendeurs : “Chapter Two”, son album en duo avec Donny Hathaway, “Quiet Fire”, “Killing Me Softly”, “Feel Like Makin’ Love”… Avec Nina Simone, Roberta Flack est la plus grande porte-voix de la condition féminine de sa génération, une grande dame à la grandeur d’âme inégalée. Citons, sans le traduire car il “sonne” bien mieux ainsi, un passage d’un poème de Jeffrey W. Kimmel dédié à Roberta Flack : « She is a woman of mirrors / Mirrors are superficial, usually distorded and they reverse you / Left is right and what appears right may be wrong / So you see, Roberta doesn’t sing at all / Her songs are not songs, they areparyerful tales / Her songs are not just sung, they are mournful wails / For love, for love, for love. »

Photo © Russ Cain

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Pat Metheny : « Jeff Beck savait jouer une mélodie » https://www.jazzmagazine.com/les-news/actus/pat-metheny-jeff-beck-savait-jouer-une-melodie/ Mon, 10 Feb 2025 09:00:00 +0000 https://www.jazzmagazine.com/?p=85341 Le guitariste américain est l’une des figures du grand dossier de notre numéro daté février 2025. Pour Jazz Magazine, il s’est confié sur quatre de ses plus illustres confrères. Le dernier de la liste est Jeff Beck. « De tous les guitaristes “rock”, Jeff a toujours été mon préféré. Il jouait avec la plus belle dynamique […]

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Le guitariste américain est l’une des figures du grand dossier de notre numéro daté février 2025. Pour Jazz Magazine, il s’est confié sur quatre de ses plus illustres confrères. Le dernier de la liste est Jeff Beck.

Jeff Beck (© X/DR)

« De tous les guitaristes “rock”, Jeff a toujours été mon préféré. Il jouait avec la plus belle dynamique note à note de tous les musiciens rock. Mais au-delà de ça, il savait jouer une mélodie. Étrangement c’est quelque chose de très rare sur notre instrument. C’était un maître de tellement de choses, mais c’est peut-être la chose qui m’impressionne le plus, sa sensibilité mélodique ». Au micro : Pascal Rozat / Photo : Pat Metheny par Andy Freeberg

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Pat Metheny : « Si je pouvais chanter comme George… » https://www.jazzmagazine.com/les-news/actus/pat-metheny-si-je-pouvais-chanter-comme-george/ Sat, 08 Feb 2025 09:00:00 +0000 https://www.jazzmagazine.com/?p=85338 Le guitariste américain est l’une des figures du grand dossier de notre numéro daté février 2025. Pour Jazz Magazine, il s’est confié sur quatre de ses plus illustres confrères. Aujourd’hui, George Benson. « Je pense la même chose de George que de Pat Martino – ils jouent tous les deux comme des batteurs. Ils ont en […]

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Le guitariste américain est l’une des figures du grand dossier de notre numéro daté février 2025. Pour Jazz Magazine, il s’est confié sur quatre de ses plus illustres confrères. Aujourd’hui, George Benson.

George Benson (© X/DR)

« Je pense la même chose de George que de Pat Martino – ils jouent tous les deux comme des batteurs. Ils ont en commun ce sens rythmique qui était central chez eux. George est aussi l’un des premiers à avoir joué certains des concepts harmoniques modernes avec ce feeling. Il a aussi un des meilleurs sons que j’ai entendu. Ses intentions sont toujours très claires, on arrive toujours à suivre ce qu’il est en train de faire. C’est très rare. Et il est tout aussi bon comme chanteur que comme guitariste. Si je pouvais chanter comme ça, je ne suis pas sûr que je jouerais la moindre note ! » Au micro : Pascal Rozat / Photo : Pat Metheny par Andy Freeberg

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Pat Metheny : « Pat Martino me manque beaucoup » https://www.jazzmagazine.com/les-news/actus/pat-metheny-pat-martino-me-manque-beaucoup/ Thu, 06 Feb 2025 15:17:12 +0000 https://www.jazzmagazine.com/?p=85335 Le guitariste américain est l’une des figures du grand dossier de notre numéro daté février 2025. Pour Jazz Magazine, il s’est confié sur quatre de ses plus illustres confrères. Aujourd’hui, Pat Martino. « J’adorais Pat. Il avait un excellent sens rythmique et il savait vraiment interagir avec le batteur de sorte que tout se tenait, comme […]

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Le guitariste américain est l’une des figures du grand dossier de notre numéro daté février 2025. Pour Jazz Magazine, il s’est confié sur quatre de ses plus illustres confrères. Aujourd’hui, Pat Martino.

Pat Martino © Don Schlitten (Prestige)

« J’adorais Pat. Il avait un excellent sens rythmique et il savait vraiment interagir avec le batteur de sorte que tout se tenait, comme savent le faire les meilleurs instrumentistes. Et puis c’était une très belle personne, quelqu’un de très réfléchi. Il me manque beaucoup. » Au micro : Pascal Rozat

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Pat Metheny : « Sylvain Luc était génial » https://www.jazzmagazine.com/les-news/actus/pat-metheny-sylvain-luc-etait-genial/ Mon, 03 Feb 2025 11:21:13 +0000 https://www.jazzmagazine.com/?p=85157 Le guitariste américain est l’une des figures du grand dossier de notre numéro daté février 2025. Pour Jazz Magazine, il s’est confié sur quatre de ses plus illustres confrères. Aujourd’hui, le Français Sylvain Luc. « Il était vraiment génial. Je suis devenu fan dès la première fois que je l’ai entendu, mais pendant longtemps je ne […]

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Le guitariste américain est l’une des figures du grand dossier de notre numéro daté février 2025. Pour Jazz Magazine, il s’est confié sur quatre de ses plus illustres confrères. Aujourd’hui, le Français Sylvain Luc.

Sylvain Luc photographié par Alexandre Lacombe.

« Il était vraiment génial. Je suis devenu fan dès la première fois que je l’ai entendu, mais pendant longtemps je ne l’ai pas rencontré. L’été qui a précédé sa disparition, il était venu à un de mes concerts à Sète. On a passé un super moment après le show. Il y a quelques années, j’ai eu l’opportunité de rencontrer Monsieur Godin de la marque de guitares du même nom et il m’a proposé de m’offrir l’un de leurs instruments. J’ai demandé le modèle que j’avais vu Sylvain jouer à de nombreuses reprises. Il la faisait si bien sonner que je me suis dit qu’elle pourrait m’être utile ! Sa disparition est une énorme perte pour la guitare car nous ne saurons jamais jusqu’où il aurait pu aller. » Au micro : Pascal Rozat / Photo : Pat Metheny par Andy Freeberg

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RHODA SCOTT, Hammond & merveilles https://www.jazzmagazine.com/les-news/actus/rhoda-scott-hammond-merveilles/ Thu, 30 Jan 2025 12:18:44 +0000 https://www.jazzmagazine.com/?p=83679 Avant son concert événement pour présenter le programme de “Ladies & Gentlemen” au Théâtre du Châtelet le 7 février, voici la première partie du grand entretien que la plus francophile des organistes de jazz afro-américaines avait accordé à Jazz Magazine fin 2021. par Stéphane Ollivier / photo : Alexandre Lacombe Jazz Magazine Vous êtes née […]

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Avant son concert événement pour présenter le programme de “Ladies & Gentlemen” au Théâtre du Châtelet le 7 février, voici la première partie du grand entretien que la plus francophile des organistes de jazz afro-américaines avait accordé à Jazz Magazine fin 2021.

par Stéphane Ollivier / photo : Alexandre Lacombe

Jazz Magazine Vous êtes née à Dorothy dans une famille très religieuse puisque votre père était pasteur itinérant. Vous souvenez vous de ce que c’était qu’être une petite fille afroaméricaine dans l’Amérique des années 1940 et 1950 ?

Rhoda Scott Je m’en souviens très bien, d’autant plus que ma famille était très atypique en ce temps-là, puisque ma mère était blanche ! Ç’était l’époque de la ségrégation, et en tant que métis nous étions catégorisés comme gens de couleur. Mais avec mes frères et sœurs nous avons été confrontés toute notre enfance à des questionnements et des attitudes sinon hostiles, au moins méfiantes de la part de nos camarades de classe chaque fois que nous intégrions une nouvelle école, au gré des déplacements de mon père. Ça finissait bien sûr par rentrer dans l’ordre, mais j’ai toujours eu à faire avec cette différence, d’autant plus compliquée pour moi à comprendre que ma mère avait l’habitude de dire qu’elle était devenue noire à compter du jour de son mariage…

Quel était le rapport à la musique de vos parents ?

Ils étaient tombés amoureux autour d’un piano, et il y en a toujours eu un à la maison. Ma mère, d’origine allemande, avait joué à l’adolescence dans des restaurants typiques des airs populaires traditionnels, et elle continuait d’être très intéressée par ce genre de musique. Mais pour l’essentiel, elle jouait à l’église des hymnes et des spirituals. La légende familiale dit qu’elle avait l’habitude

de me prendre sur ses genoux quand elle jouait à l’église et que, rentrée à la maison, je retranscrivais d’oreille les airs que j’avais entendus. En vérité, je ne m’en souviens pas… Mon père, lui, rêvait de jouer le Prélude en do dièse mineur de Rachmaninov, et il pestait continuellement car il n’avait ni le temps ni la technique pour le faire. Ce n’en était pas moins un musicien fort honorable.

Est-ce que vous vous souvenez de vos premiers émois musicaux ?

Pas vraiment. On écoutait ce qui passait à la radio, du jazz, du rhythm’n’blues, les premiers grands succès de Ray Charles, et j’ai vite pris l’habitude de jouer ça d’oreille au piano. Ce dont je me souviens très bien en revanche, c’est le jour où tout d’un coup j’ai su déchiffrer une partition. Je m’étais plongé dans un des recueils de cantique de ma mère et, d’une minute à l’autre, ç’a été comme une révélation, j’ai compris le système des clés et la disposition des notes sur la portée, comme si, soudain, tout un monde s’ouvrait à moi. A partir de cet instant j’ai passé mon temps à déchiffrer toutes les partitions qui me passaient sous la main avec une sorte de frénésie. Mais je regrette encore aujourd’hui de n’avoir pas eu de professeur qui m’ait enseigné les rudiments du solfège.

Comment et quand l’orgue Hammond arrive-t-il dans votre vie ?

J’ai eu la chance que mon père soit envoyé dans une église qui venait tout juste d’acquérir un orgue Hammond, qui peu ou prou est du même type que celui dont je joue encore aujourd’hui. J’ai tout de suite été attirée, et comme on habitait le presbytère qui jouxtait l’église, je ne cessais de demander à mon père l’autorisation d’aller explorer l’instrument. Je devais être très persuasive, car il m’a laissée faire. Je me suis mise à tourner autour de l’orgue des journées entières en essayant de le mettre en marche, ce qui est très difficile, et j’ai déjà mis beaucoup de temps à le lancer avant de commencer à expérimenter le système très complexe de tirettes et de pédalier. J’ai persévéré, et peu à peu j’ai compris ce qu’il fallait faire pour en tirer des sons. J’avais environ 8 ans, et c’est devenu une passion. Quand on me cherchait, on savait qu’on me trouverait dans l’église en train de batailler avec l’orgue Hammond ! J’y ai passé des heures pendant les quatre années où nous sommes restés dans cette paroisse. Lorsque nous sommes partis, j’avais déjà commencé à accompagner le culte lors de l’office.

Vous vous initiez donc à l’orgue en autodidacte en apprenant seule à déchiffrer les partitions. Y-a-t-il un moment où vous commencez à bénéficier d’un enseignement un peu plus académique de la musique ?
Vers l’âge de 12, 13 ans j’ai fréquenté un pensionnat où un professeur de musique m’a repérée et offert le rôle de répétiteur au piano, pour accompagner la chorale. Lorsque ma mère est morte, je suis retournée dans ma famille et je suis entrée dans un lycée mixte, où j’ai continué de tenir cette fonction dans la classe de musique, ce qui m’a permis de gagner une bourse de 400 dollars pour aller étudier au Conservatoire. C’est comme ça qu’à 16 ans je suis entrée au Westminster Choir College, à Princeton. Je désirais apprendre le piano mais les places étaient comptées, et je me suis retrouvée directement dans la classe d’orgue. Là, j’ai découvert les pièces pour orgue de Jean-Sébastien Bach, et je me suis formée aux rudiments de la musique classique.

Vous continuiez parallèlement à jouer de l’orgue à l’église ?

Absolument. Mon père tenait beaucoup à ce que je joue dans son église. Il disait toujours : « Si ma fille pouvait jouer tous les dimanches dans mon église je serais assuré de la voir bourrée à craquer ! » C’était mon premier supporter ! Par ailleurs je continuais également à jouer de la musique populaire. Le lycée était mixte, mais les pressions communautaires étaient fortes, il y avait le plus souvent les Noirs d’un côté et les Blancs de l’autre. La seule chose qui nous réunissait, c’était l’amour pour la musique et le goût de la danse. Très souvent, je me mettais au piano pour jouer les airs à la mode qui passaient à la radio, Fats Domino, Ray Charles, Louis Prima – c’était la façon que l’on avait trouvé pour nous mélanger.

C’est à ce moment que vous commencez de penser que vous pourriez faire de la musique votre métier ?

Non, la musique était une chose tellement naturelle pour moi que je n’avais aucune ambition professionnelle la concernant. Je voulais

être infirmière ou écrivain à cette époque.

Et quand est-ce que ça bascule dans votre esprit ?

Ça n’a jamais basculé. Peut-être que je vais finir par devenir infirmière un jour… Ce qui s’est passé, c’est qu’après deux années passées au Westminster College, j’ai dû abandonner l’école faute de financement. Mon père, qui était pasteur le week-end, travaillait la semaine chez DuPont de Nemours, mais comme nous étions sept enfants dans la famille, nous avions des problèmes d’argent. J’ai arrêté mes études et commencé à travailler comme assistante comptable dans une petite maison de couture. Je continuais quand même à jouer le week-end à l’église, et dans la chorale il y avait un jeune homme qui jouait aussi de la batterie. Un dimanche, après le culte, il m’a téléphoné et proposé de tenir le piano dans son groupe. Je ne savais pas quel type de musique ils jouaient, mais je suis allée voir, et je me suis rendu compte que je connaissais tous les morceaux de leur répertoire, et que ce n’était pas bien difficile pour moi de jouer dans ce contexte. J’ai accepté leur proposition d’entrer dans le groupe, mais à condition de jouer de l’orgue plutôt que du piano. Ils ont accepté et m’ont acheté un petit orgue, et c’est comme ça que j’ai commencé à me produire en public, chaque fin de semaine en étant rémunérée. Je me souviens que je gagnais 31,98 dollars par semaine dans mon travail de comptable, et que toutes les fins de semaines, je touchais 12 dollars par soir grâce à ce gig. Le choix a été vite fait, et j’ai opté pour la musique.

Réservez ici pour Rhoda Scott Ladies & Gentlmen au Théâtre du Châtelet le 7 février (avec Sophie Alour, Lisa Cat-Berro, Julie Saury, David Linx, Emmanuel Pi Djob et Hugh Coltman dans le cadre du festival Le Châtelet fait son jazz.

La suite du grand entretien de Rhoda Scott par Stéphane Ollivier à découvrir dans notre n°744 !

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John McLaughlin, Les grands débuts du Mahavishnu Orchestra https://www.jazzmagazine.com/les-news/actus/john-mclaughlin-les-grands-debuts-du-mahavishnu-orchestra/ Thu, 30 Jan 2025 11:38:08 +0000 https://www.jazzmagazine.com/?p=83979 En complément de notre grand dossier “7 guitaristes cultes” du nouveau numéro de Jazz Magazine, retour sur les débuts d’un des plus grands groupes de l’Histoire du jazz-rock, le Mahavishnu Orchestra de John McLaughlin.par Fred Goaty / photo : X/DR New York, fin 1968. « Jack, je cherche un guitariste pour mon groupe… Tu aurais […]

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En complément de notre grand dossier “7 guitaristes cultes” du nouveau numéro de Jazz Magazine, retour sur les débuts d’un des plus grands groupes de l’Histoire du jazz-rock, le Mahavishnu Orchestra de John McLaughlin.
par
Fred Goaty / photo : X/DR

New York, fin 1968. « Jack, je cherche un guitariste pour mon groupe… Tu aurais une idée ? – Écoute Tony, j’ai joué il n’y a pas longtemps avec Bill Evans au Ronnie Scott’s de Londres. Un après-midi, j’ai jammé avec Dave Holland et un super guitariste, John McLaughlin… J’ai tout enregistré, tu veux jeter une oreille ? » Tony Williams est bluffé par la bande que Jack DeJohnette lui fait écouter. Il ne tardera pas longtemps avant d’appeler ce guitariste anglais dont il n’avait jamais entendu parler.
Londres, début 1969. Un téléphone sonne. « Allô, John ? C’est Dave Holland ! [Dave Holland vient de remplacer Ron Carter dans le quintette de Miles Davis.] J’ai quelqu’un à coté de moi qui veut absolument te parler. – O.k. Dave, mais qui est-ce ? – Tony Williams ! » Le batteur dit au guitariste tout le bien qu’il pense de lui, et qu’il compte créer un groupe dans lequel il le verrait bien jouer. Peu de temps après, Tony Williams le rappelle et l’invite cette fois à prendre le premier avion pour New York. À 27 ans, la vie déjà bien remplie de John McLaughlin va brusquement s’accélérer. Le vendeur de guitares du magasin Selmer de Charing Cross Road (Pete Townshend des Who se souvient lui en avoir acheté une…) devenu musicien de studio puis accompagnateur de Graham Bond, Duffy Power, Georgie Fame, Gunter Hampel et Gordon Beck va changer de planète.

L’appel de la Big Apple
À New York, John McLaughlin ne tarde pas à faire sensation. Le premier soir où Larry Coryell l’entend jouer au Count Basie’s, un club de Harlem, il en reste bouche bée. L’impact de ce guitariste anglais sur la scène musicale new-yorkaise fait écho à celui d’un de ses confrères afro-américains sur la scène londonienne, trois ans plus tôt, un certain Jimi Hendrix. Dans la foulée, John McLaughlin participe à plusieurs séances d’enregistrement dirigées par le futur ex-employeur de Tony Williams, Miles Davis, croisé dès ses premières heures passées sur le sol américain – Miles aussi était venu l’écouter au Count Basie’s… À quelques mois d’intervalle, il contribue aux désormais historiques “In A Silent Way” et “Bitches Brew”, et résiste poliment aux avances de Miles, qui souhaite l’intégrer dans son groupe. Car il n’oublie pas que c’est d’abord pour être le guitariste du groupe de Tony Williams qu’il a quitté l’Angleterre…

Dans le Lifetime, McLaughlin aura l’opportunité de jouer avec celui qu’il considère comme l’un des plus grands révolutionnaires de la batterie, qui de plus l’encourage vivement à composer. Sa foi en Tony Williams est si grande qu’il ne lui a même pas demandé qui d’autre était supposé jouer dans le groupe ! Ô surprise, pas de bassiste dans la place quand il se présente aux premières répétitions, mais un organiste. Larry Young. Le rêve éveillé continue.

Comme son titre le suggère, le premier (double) album du Lifetime, “Emergency !”, est enregistré dans l’urgence fin mai 1969. C’est un dangereux concentré d’invention brute, une sorte de bombe à fragmentation sonique. Mais l’ingénieur du son est dépassé par les événements. Les musiciens se sentent trahis. Neuf mois plus tard, le trio devient quartette avec l’arrivée du bassiste Jack Bruce, fraîchement débarqué de Cream, l’un des groupes de rock favoris de Tony Williams avec l’Experience de Jimi Hendrix, le MC5 et les Beatles. Un second brûlot, “Turn It Over”, est mis en boîte aussi frénétiquement que son prédécesseur. Mais le succès n’est toujours pas au rendez-vous. Les radars de la critique jazz repèrent pourtant bien cet objet sonique non identifié, mais chez les puristes, les mines sont renfrognées ; d’aucuns, même, se bouchent les oreilles. Quant aux foules qui communient à Woodstock ou sur l’Île de Wight, elles préfèrent “Bitches Brew” de Miles, le premier Santana et Whole Lotta Love de Led Zeppelin, entre autres. La musique (trop ?) avant-gardiste du Lifetime fait cependant forte impression sur la communauté musicienne. Herbie Hancock se souvient encore du soir où il vit l’incroyable power jazz quartet de son copain Tony au Ungano, un club de Manhattan. Ses tympans aussi, qui en bourdonnent encore.

On dit que le jazz-rock a commencé avec le Lifetime et qu’il s’est arrêté juste après sa dissolution, provoquée par des problèmes de management et un manque cruel de gigs. Point de vue excessif, mais pas dénué de sens. Quoi qu’il en soit, les premières graines du Mahavishnu Orchestra sont plantées, et John McLaughlin saura se souvenir qu’un groupe, aussi exceptionnel soit-il, n’arrive à quelque chose sans un vrai manager et des tournées intensives…

Miles persuasif et Sri sélectif

C’est à Boston, après avoir assisté à l’un des trop rares concerts du Lifetime, que Miles Davis glisse à son guitariste anglais préféré : « John, il est temps que tu formes ton propre groupe maintenant… » Quand Miles lui-même vous donne ce genre de conseil, vous n’y réfléchissez pas à deux fois. McLaughlin enregistre donc son deuxième album personnel, “Devotion”, avec Larry Young à l’orgue (qui continue parallèlement de jouer avec Tony Williams), Billy Rich à la basse et le batteur de l’éphémère Band Of Gypsys de Jimi Hendrix, Buddy Miles. La mayonnaise ne prend pas vraiment. D’après McLaughlin, les séances sont « mises en pièces » et publiées n’importe comment (on veut bien le croire).

Quand il se décide à former un nouveau groupe, le bon cette fois – espère-t-il –, il doit encore un disque à son label, Douglas Music. Il retourne donc en studio pour graver deux faces aussi contrastées que le jour et la nuit. L’une, magnifique, à la guitare acoustique solo (avec quelques subtils overdubs), et l’autre avec Dave Liebman à la flûte, Badal Roy aux tablas, Charlie Haden à la contrebasse, Jerry Goodman au violon (qui jouera par-dessus les bandes, sans croiser les autres musiciens) et Billy Cobham à la batterie. “My Goal’s Beyond”, qui sortira en 1971, est un disque essentiel.

Entre temps, au printemps 1970, Danny Weiss, le manager de Larry Coryell, lui a présenté Sri Chinmoy, dont il devient quasi instantanément le disciple. (Coryell aussi, mais pour quelques heures seulement, ou à peine plus.) Le leader spirituel indien lui donne le nom de Mahavishnu – Maha le créateur, Vishnu le conservateur. La nouvelle formation de John McLaughlin s’appellera donc The Mahavishnu Orchestra. À une époque où les groupes de rock ont des noms tous aussi étranges les uns que les autres, celui-là ne devrait pas laisser indifférent. Entre The Grateful Dead et The Mothers Of Invention, il y aura une place pour The Mahavishnu Orchestra. Et quelle place…

Bill & Jerry

Avant que Jerry Goodman, Jan Hammer et Rick Laird ne se joignent au groupe, John McLaughlin répète plusieurs semaines avec Billy Cobham dans un loft du quartier de SoHo. (Pour avoir une idée de ce que ces duos guitare/batterie pouvaient donner, écoutez l’ébouriffant Phenomenon : Compulsion dans “Electric Guitarist”, superbe album rétrospectif de McLaughlin paru en 1978.) Le guitariste et le batteur avait déjà enregistré ensemble pour la face deux de “My Goal’s Beyond”, mais aussi dans “Spaces” de Larry Coryell, sans oublier l’incendiaire “A Tribute To Jack Johnson” de Miles Davis, en avril 1970. Billy Cobham se souvient même avoir croisé McLaughlin à Londres, lors d’un gig au Ronnie Scott’s avec Horace Silver… (On imagine que McLaughlin devait être alors membre du Quartet de Gordon Beck.) Passé l’échec commercial de son premier groupe, Dreams, avec les frères Brecker et John Abercrombie, et pas encore sûr de ses talents de leader et de compositeur, Cobham est prêt pour une nouvelle aventure en groupe.

Jerry Goodman, de son côté, vient de quitter The Flock, combo chicagoan proto jazz-rock. De père et de mère violonistes (!), ce jeune virtuose impétueux éduqué à la musique classique admire l’un des confrères et compatriotes de McLaughlin, l’effectivement admirable Peter Green des Bluesbreakers (le groupe de John Mayall) et de Fleetwood Mac. Il aime aussi les Beatles, et plus encore Jimi Hendrix, dont le style a influencé le sien plus que tout autre violoniste. C’est en écoutant Goodman avec The Flock que McLaughlin se dit que la musique qu’il avait en tête pour son Mahavishnu Orchestra conviendrait parfaitement à ce musicien d’esprit rock à la technique sans faille.

Jan & Rick

Quand le pianiste et bientôt maître du synthétiseur Moog Jan Hammer est officiellement engagé, McLaughlin a seulement jammé une seule fois avec lui. Mais le simple fait qu’il soit recommandé par son ami Miroslav Vitous – qui, au passage, aurait bien vu Hammer jouer dans Weather Report aux côtés de Joe Zawinul… – est un gage d’excellence. (Encore lycéens, Miroslav et son frère Alan Vitous avaient joué avec Jan Hammer dans le Junior Trio, en Tchécoslovaquie.) McLaughlin sait que ce claviériste praguois qui a accompagné Sarah Vaughan est l’homme de la situation : quelle meilleure école que d’accompagner l’une des plus grandes chanteuses de jazz de tous les temps ?

Au début des années 1970, Hammer n’est encore qu’un illustre inconnu. Sa discographie personnelle ne s’enorgueillit que d’un seul 33-tours, “Maliny Maliny”, enregistré live en 1968 à Munich et publié par le label allemand MPS. Quant à l’album du flûtiste Jeremy Steig auquel il a participé, “Energy” (1970), personne, ou presque, ne l’a écouté… Il a pourtant enregistré à l’Electric Lady Studio de New York, bâti par Jimi Hendrix, dont Jan Hammer, tout excité, fit d’ailleurs la connaissance – le guitariste Kevin Eubanks a souvent dit que Jan Hammer était « le Jimi Hendrix du Moog ».

Richard Quentin “Rick” Laird, John McLaughlin le connaissait depuis des années. Ils avaient joué ensemble dans l’une des nombreuses incarnations du Trinity de l’organiste Brian Auger. Rick Laird était un contrebassiste expérimenté qui depuis le début des années 1960 avait accompagné Stan Getz, Sonny Rollins, Ben Webster, Roland Kirk, Benny Golson, J.J. Johnson ou encore Phil Woods – son job de contrebassiste régulier du house band du Ronnie Scott’s lui permit de jouer avec la plupart de ses idoles. Pour lui, Ray Brown est le « Charlie Parker de la contrebasse », mais pour des « raisons pratiques », il échange la sienne contre une basse électrique en 1968. Et s’il rejoint le Mahavishnu Orchestra, ce n’est pas seulement parce que McLaughlin le tient en haute estime, c’est aussi pour une raison toute simple : Tony Levin, contacté en premier par McLaughlin, a décliné l’offre, estimant que son groupe d’alors, Mike And The Rhythm Boys (!), avait un avenir certain…

Choc et révélation

Miles Davis, Chicago, Blood, Sweat & Tears, Dreams, The Flock, Gary Burton, Soft Machine, The Jimi Hendrix Experience, Cream, Larry Coryell… : en 1971, quand on entre chez un disquaire, quoi de plus naturel que de cultiver ses amours jazz et ses passions rock ? Pour McLaughlin et son orchestre comme pour tout le mouvement musical dont il sont les fiers initiateurs, la douzaine de soirées qu’ils vont passer au Gaslight At The Au Go-Go de Greenwich Village à New York est un véritable big bang sonore. Le volume de la sono était dit-on encore plus élevé que celui des concerts du Lifetime – rappelons qu’au verso de la pochette de “Turn It Over” il n’était pas seulement inscrit « Play It Loud » mais aussi « Play It VERY VERY Loud ». Bien entendu, avec ou sans boules Quiès, les réactions du public oscillèrent entre rejet immédiat et enthousiasme bruyant. Malgré les percées du Lifetime, personne ne pouvait s’attendre en 1971 à ce qu’un groupe de jazz ne piétine aussi méthodiquement les plates-bandes du rock.

Durant ses trente mois d’existence, le Mahavishnu Orchestra, grâce à son habile et efficace manager Nat Weiss, va donner près de deux cent cinquante concerts, partageant souvent l’affiche avec des groupes de rock dont les fans n’étaient pas tous prêts à entendre, à tous les sens du terme, une musique aussi radicale. Ainsi, le Mahavishnu Orchestra partagera la scène avec les Byrds, Blue Öyster Cult, Yes, les Kinks, Aerosmith, Procol Harum, Dr. John ou Captain Beefheart. Le 29 décembre 1971, au célèbre Carnegie Hall de New York, le cataclysme sonore qu’ils provoquent ne facilite pas la tâche d’It’s A Beautiful Day, sympathique groupe de rock psychédélique san-franciscain… Dans la salle, un gamin de dix-sept ans n’est venu que pour le Mahavishnu Orchestra : Peter Erskine.

Le Mahavishnu Orchestra (© X/DR)

Le 6 juillet 1972, toujours au Carnegie Hall, ceux qui viennent d’applaudir à tout rompre le concert solo d’Oscar Peterson froncent des sourcils et grincent des tympans dès que McLaughlin et ses compères jouent les premières notes de Meeting Of The Spirits. Le 16 mars 1973, au Felt Forum, c’est James Taylor qui monte sur scène. Pour chanter ? Non, pour offrir un gâteau – un space cake ? – à John et ses musiciens. (McLaughlin venait de graver un superbe solo acoustique sur le “One Man Dog” du chanteur folk, ceci explique peut-être cela.) Toutes ces péripéties n’empêcheront pas le Mahavishnu Orchestra de connaître un grand succès, sur scène comme sur disque. “Birds Of Fire” atteindra la quinzième place du Top 100 du Billboard. Une performance sans doute pas prête de se reproduire pour un disque de musique instrumentale…

Chacun sa route

Entre avril et mai 1973, le Mahavishnu Orchestra partage plusieurs fois l’affiche avec les Mothers Of Invention de Frank Zappa : George Duke, Sal Marquez, Tom Fowler, Ralph Humphrey et Jean-Luc Ponty, qui ne sait pas encore qu’il fera partie du M.O. un an plus tard, sont subjugués par la puissance et la virtuosité inouïes de cet orchestre anglo-américano-tchécoslovaco-panaméen. Zappa aussi est impressionné, mais trouve que cet Anglais à la voix douce et au regard pas moins malicieux que le sien se prend malgré tout un peu trop au sérieux. Comme on dit, le respect est mutuel, mais le Génial Moustachu se montrera volontiers caustique dès qu’on lui demandera son sentiment à propos de son confrère…

Le 29 et le 30 novembre, le M.O. joue à la Cornell University d’Ithaca avec Weather Report, puis à la Princeton University avec Return To Forever : tout un pan de l’histoire du jazz en fusion concentré en deux soirs ! Enfin, le 30 décembre Temple Maçonique de Detroit, le Mahavishnu Orchestra première époque donne son ultime concert. En coulisse, personne ne sable le champagne. La fête est finie. La minute de silence qui précédait chaque performance – McLaughlin tout de blanc vêtu, tête baissée et les mains jointes… – se transforme en silence assourdissant : The Mahavishnu Orchestra Mark I n’est plus.

Dans les jours qui suivent, John McLaughlin songe déjà à un autre Orchestra… Jerry Goodman et Jan Hammer ne vont pas tarder à enregistrer “Like Children”… Rick Laird finira par ranger sa basse dans son étui pour se consacrer à son autre passion, la photographie… Quant à Billy Cobham, qui vient tout juste de publier son premier album, “Spectrum” (avec Tommy Bolin, Jan Hammer et Lee Sklar, le bassiste de James Taylor), un détail ne lui pas échappé : Narada Michael Walden est venu plusieurs fois assister aux derniers concerts du M.O., en se plaçant juste derrière lui, comme pour s’imprégner de la musique…

Rigueur sauvage

Entre la fusion du Gaslight At The Au Go-Go et la fission du Maconic Temple de Detroit, le Mahavishnu Orchestra “Mark I” a fort heureusement enregistré trois albums studio et un live. Aujourd’hui, leurs titres renvoient à toute une époque : “The Inner Mounting Flame”, “Birds Of Fire” et “Between Nothingness & Eternity”. Publié en 1999 sous le titre de “The Lost Trident Sessions”, nul ne saura jamais comment se serait intitulé leur troisième opus studio s’il avait paru en son temps.

C’est à New York, pendant leur engagement au Gaslight At The Au Go-Go – ou juste après, les témoignages ne sont pas toujours “raccords”… – que John McLaughlin, Jerry Goodman, Jan Hammer, Rick Laird et Billy Cobham ont enregistré en une journée (!) “The Inner Mounting Flame”. Clive Davis, le grand manitou de Columbia, était immédiatement tombé sous le charme du persuasif McLaughlin, certain que son nouveau groupe allait faire de la musique comme personne d’autre n’en avait jamais entendu. De là à donner à ce jazz band un budget comparable à celui d’un rock band, il y avait un pas, que Monsieur Davis ne franchit pas. Qu’importe. Et même tant mieux. Si les huit morceaux qui composent “The Inner Mounting Flame” font aujourd’hui encore vibrer, c’est bien parce qu’ils ont été enregistrés dans l’urgence, une bonne urgence cette fois, l’ingénieur du son Don Pulusse ayant remplacé au doigt levé celui qui avait été nommé d’office, bien vite dépassé/submergé par la puissance sonore de ce groupe qui semblait monter jusqu’à onze le volume de ses amplis – ceux qui connaissent par cœur le film Spinal Tap savent de quoi je parle…

Plus de quarante ans après sa parution, “The Inner Mounting Flame” sonne comme le prolongement à la fois sauvage et rigoureux de “Turn It Over” du Lifetime et de la première face de “A Tribute To Jack Johnson” de Miles Davis, avec une touche de The Flock. Pourtant, on a beau chercher, rien ne ressemblait alors vraiment à la musique du Mahavishnu Orchestra, mélange savamment dosé de blues mutant, de métriques complexes (les passions de McLaughlin pour Stravinsky et la musique indienne ne le poussent guère à jouer uniquement en 4/4), d’énergie rock, de joliesse pastorale et d’improvisations débridées. Ce groupe semblait – trompeuses apparences – ne se soucier ni du swing ni même du groove. Jouer de façon syncopée, c’est bien, mais faire tomber ses auditeurs en syncope, c’est encore mieux. Le M.O. jouait fort et vite, ou plus précisément : très fort et encore plus vite. De Steve Khan à Pat Metheny en passant par Bill Bruford, Chris Squire, John Abercrombie, Herbie Hancock, Stanley Clarke et même Tony Williams, tous ceux qui ont vu le groupe à l’époque s’accordent pour dire que ce fut une expérience sans précédent.

Dans “The Inner Mounting Flame” comme dans son successeur, “Birds Of Fire”, ce sont les contrastes qui fascinent. On passe sans coup férir d’un déferlement salvateur – la terrassante intro d’Awakening, les riffs tranchants de Noonward Race, qui renvoient ceux que McLaughlin avait improvisés dans “A Tribute To Jack Johnson” – à des plages de sombre (in)quiétude, tel Dawn, auréolé d’un solo incendiaire de McLaughlin, ou encore You Know, You Know, où le piano électrique d’Hammer sonne comme une lueur d’espoir, couleur bleu nuit.

L’incroyable intensité

Trois coups de gong… Les barrières ne tombent plus : elles fondent. Dans “Birds Of Fire”, enregistré entre Londres et New York, Billy Cobham déploie de façon encore plus tentaculaire sa science de la polyrythmie. Il y avait alors quelque chose de réellement phénoménal chez cet homme, dont le style et le charisme traumatiseront plusieurs générations de batteurs. Rick Laird est son complément idéal, qui joue le rôle de point d’ancrage avec une sagesse et une économie des plus salutaires. Sans lui, l’édifice se serait peut-être même écroulé sur lui-même. Laird sait aussi se mettre en valeur avec beaucoup d’élégance, comme dans One Word, en restant plus proche de l’esprit d’un Steve Swallow que de celui d’un Stanley Clarke… Quant à Jerry Goodman, il affirme sa verve chantante et sa fraîcheur lumineuse – écoutez Open Country Joy. Il survole le magma sonore dominé par les passes d’armes survoltées de McLaughlin et d’Hammer, pour qui le Moog semble avoir été inventé personnellement, tant il s’y révèle novateur et créatif. Tiens tiens…, la mélodie lancinante de Resolution, qui clôt l’album, était celle d’un autre One Word, chanté par Jack Bruce avec le Lifetime en 1970…

Publié en novembre 1973 et enregistré seulement trois mois plus tôt à Central Park (New York), “Between Nothingness & Eternity” remplace en quelque sorte le troisième album studio du Mahavishnu Orchestra, qui restera curieusement inédit pendant plus de vingt-cinq ans. Le 33-tours original de “Between Nothingness & Eternity” ne comporte que trois titres : Trilogy (The Sunlit Path / La Mere De La Mer / Tomorrow’s Story Not The Same), Sister Andrea et Dream, qui occupait naguère toute la seconde face.

Jusque-là, John McLaughlin avait été le seul et unique compositeur officiellement crédité du M.O., ce qui finit évidemment par irriter les autres membres du groupe, qui estimaient que leurs contributions respectives n’étaient pas reconnues à leur juste valeur. Lors des séances londoniennes au Trident (celles du futur “The Lost Trident Sessions”), Jerry Goodman, Jan Hammer et Rick Laird avaient cependant réussi à placer des compositions personnelles, mais seul Sister Andrea figurera, en version live, sur “Between Nothingness & Eternity”. Un live dont, justeement, Sister Andrea est l’un des moments forts. Certaisns passages de Dream sont éblouissantes, mais détachées de l’excitation générée par leur instantanéité live, elles finissent peut-être par faire oublier le meilleur : l’incroyable intensité qui caractérisait le Mahavishnu Orchestra.

La fête est finie

Avant d’entamer son unique tournée japonaise, le groupe est miné de l’intérieur par les rancœurs et la fatigue (un disque pirate capté lors de cette tournée s’intitule fort à propos “Between Failure & Frustration”). Et John McLaughlin ne goûte guère que ses musiciens règlent leur compte dans un article publié dans le magazine musical Crawdaddy. Jan Hammer, notamment, est assez virulent envers lui. La lassitude n’est sans doute seulement due au rythme infernal des tournées…

Le 31 décembre 1973, au lendemain de leur ultime concert de Detroit, John McLaughlin, Jerry Goodman, Jan Hammer, Rick Laird et Billy Cobham n’ont pas célébré le jour de l’an ensemble. Mais à l’image de son principal héros et mentor, Miles Davis, John McLaughlin s’est rapidement inventé d’autres lendemains qui chantent : Mahavishnu Orchestra Mark II et Mark III, Shakti, One Truth Band, re-Mahavishnu, Heart Of Things, Remember Shakti, etc., etc. Son histoire continue. Respect.


À lire Power, Passion And Beauty – The Story Of The Legendary Mahavishnu Orchestra, The Greatest Band That Ever Was, passionnante biographie sous forme d’histoire orale écrite d’une plume alerte et vive par un grand connaisseur, Walter Kolosky (éd. Abstract Logix Books).

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Jeff Beck, Les années fusion https://www.jazzmagazine.com/les-news/actus/jeff-beck-les-annees-fusion/ Thu, 30 Jan 2025 11:02:26 +0000 https://www.jazzmagazine.com/?p=83966 En complément de notre grand dossier “7 guitaristes cultes” du nouveau numéro de Jazz Magazine, retour en douze morceaux cultes sur les grandes années du regretté Jeff Beck, celles où sa guitare électrique tutoyait le jazz en fusion et les meilleurs instrumentistes du genre.par Fred Goaty En 1975, la sortie de “Blow By Blow” est […]

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En complément de notre grand dossier “7 guitaristes cultes” du nouveau numéro de Jazz Magazine, retour en douze morceaux cultes sur les grandes années du regretté Jeff Beck, celles où sa guitare électrique tutoyait le jazz en fusion et les meilleurs instrumentistes du genre.
par
Fred Goaty

En 1975, la sortie de “Blow By Blow” est un tournant dans la carrière de Jeff Beck. Ce disque 100 % instrumental produit par George Martin, le guitariste a commencé de l’imaginer en découvrant “A Tribute To Jack Johnson” à la radio, l’une des premières grandes failles jazz-rock ouvertes par Miles Davis. Son confrère et compatriote John McLaughlin y brillait de mille feux, et dans la foulée, c’est le groupe de ce dernier, The Mahavishnu Orchestra, qui continua d’inspirer Beck dans sa volonté de couper les ponts avec le rock and roll circus (qu’il n’oubliera cependant jamais, lui le « rockeur qui pense comme un jazzman », dixit son compatriote et confrère Eric Clapton) pour se rapprocher des meilleurs instrumentistes du moment. “Spectrum”, le premier album du batteur Billy Cobham, qu’il apprit par cœur dès sa sortie en 1973, fut une autre pierre de touche de son parcours initiatique durant lequel il croisera la route de Stanley Clarke, Steve Gadd, George Duke, Jan Hammer, Narada Michael Walden, Tony Hymas, Simon Phillips, Pino Palladino, Vinnie Colaiuta, Tal Wilkenfeld ou Rhonda Smith.

12

I’ve Tried Everything
EDDIE HARRIS : EDDIE IN THE U.K.
EPIC, 1974Fin 1973, aux Morgan Studios, le saxophoniste chicagoan Eddie Harris enregistre à Londres avec quelques rockeurs locaux : la rythmique de Yes, Chris Squire et Alan White, le batteur de Deep Purple, Ian Paice, et Stevie Winwood. Sacré casting assemblé par Geoffrey Haslam, producteur anglais habitué à travailler de l’autre côté de l’Atlantique (Bette Midler, Herbie Mann et le Velvet Underground figurent sur son c.v.). Jeff Beck joue sur deux titres, dont I’ve Tried Everything, instrumental au thème chanté d’une voix ironique et faussement lasse par Eddie Harris, qui laisse Jeff Beck prendre le premier solo, avant celui de son confrère Albert Lee. Pour faire bonne mesure, Eddie Harris avait, comme souvent à cette époque, électrifié son saxophone ténor. I’ve Tried Everything est la première rencontre de Beck avec un jazzman. Pas la dernière.


11
Bad Stuff
UPP : UPP
EPIC, 1975

Upp était un trio anglais composé du claviériste et chanteur Andy Clark, du bassiste Steve “Amazing” Fields et du batteur Jim Copley, et le producteur de leur premier album éponyme était nul autre que Jeff Beck. À travers les influences conjuguées de Sly & The Family Stone, Stevie Wonder et Donny Hathaway, Upp jouait une musique hybride entre jazz, soul et funk. Toute une époque ! Rien de mémorable côté compositions, mais de chouettes ambiances, conjuguées au plaisir d’écouter jouer d’excellents musiciens ; Jeff Beck au premier chef qui, bien que non crédité, joue sur la plupart des titres, dont Bad Stuff, où il grave un solo parfait, sans une seule note de trop. Bad Stuff a été enregistré fin novembre 1974 aux Air Studios, propriété de George Martin.

Jeff Beck et sa talk-box (© X/DR Sony Music)


10
Space Boogie

JEFF BECK : THERE & BACK
EPIC, 1980

“There & Back” forme une sorte de trilogie avec “Blow By Blow” et “Wired”. Hormis trois compositions signées Jan Hammer, il doit beaucoup à un autre claviériste et fidèle parmi les fidèles de Jeff Beck, Tony Hymas, qui cosigne notamment avec le formidable batteur Simon Phillips ce shuffle frénétique pris à un tempo infernal, (em)porté par une ligne de basse funky de Mo Foster et les roulements de double grosses caisse de Phillips, dont le swing, les relances et la puissance doivent autant à Louie Bellson qu’à Billy Cobham – c’est d’ailleurs le célèbre Quadrant 4 de ce dernier (extrait de “Stratus”, 1973) qui sert de modèle à Space Boogie, formidable tremplin pour Beck, ravi de pouvoir tutoyer les étoiles comme feu son confrère Tommy Bolin, qui était le soliste incendiaire de Quadrant 4.


9
Journey To Love
STANLEY CLARKE : JOURNEY TO LOVE
EPIC, 19751975 est décidément l’année où Jeff Beck entre de plain pied dans l’univers du jazz en fusion. Le bassiste virtuose – et mélodiste toujours inspiré – Stanley Clarle l’accueille à bras ouverts, lui dédie l’une de ses compositions, Hello Jeff, et le laisse s’épancher dans le morceau-titre, aux effluves reggae : Beck est électrisant, piquant, mordant et aérien à la fois, magnifiquement accompagné par Clarke, David Sancious à la guitare rythmique, George Duke aux claviers et Steve Gadd à la batterie.


8
Scatterbrain

JEFF BECK : BLOW BY BLOW
EPIC, 1975
“Blow By Blow” est l’album que la plupart des rock critics ont vu arriver d’un mauvais œil et écouté d’une mauvaise oreille, se sentant comme abandonnés, voire trahis par leur rockeur de guitariste, qui en avait assez, à vrai dire, de chercher le bon chanteur pour ses groupes éphémères – Rod Stewart, c’était formidable, mais il était entre temps devenu une rock star presque aussi ingérable que lui. En décidant de placer sa six-cordes au coeur de sa musique, il changea radicalement de cap, et signa l’un des chefs-d’œuvre du genre jazz-rock. Must absolu, ce virtuose et très enlevé Scatterbrain (Étourdi) est auréolé d’un arrangement de cordes inspiré par ceux d’“Apocalypse” du Mahavishnu Orchestra de son ami (et grand admirateur) John McLaughlin – comme “Blow By Blow”, “Apocalypse” était produit par George Martin. Jeff Beck est lyrique à souhait, Max Middleton, au Fender Rhodes, distille sa science jazz-soul et le jeune batteur Richard Bailey (19 ans) fait des étincelles.


7
Led Boots

JEFF BECK : WIRED
EPIC, 1976
Un peu plus brut de décoffrage que “Blow By Blow” – George Martin était un peu plus effacé –, “Wired” est l’un des sommets du jazz-rock des années 1970, qui débute par cette composition explosive et funky du claviériste Max Middleton inspirée par Stevie Wonder (ce clavinet !) et Trampled Underfoot de Led Zeppelin (d’où le titre). Jan Hammer est au synthétiseur, Wilbur Bascomb à la basse et, récemment exflitré du Mahavishnu Orchestra, Narada Michael Walden à la batterie, qui cloue à même le sol une intro légendaire. Jeff Beck n’est pas en reste, qui ne fait pas de prisonniers pendant son solo.

Avec le batteur Bernard Purdie et son confrère et compatriore John McLaughlin.


6
Stratus
JEFF BECK : OFFICIAL BOOTLEG USA ’06
SONY MUSIC, 2006Avant d’enregistrer Space Boogie (lire plus haut), Jeff Beck avait forcément réécouté pour la énième fois “Spectrum” (1973) de Billy Cobham, l’un de ses disques favoris, qui contient aussi la version originale de Stratus, standard jazz-funk impérissable comme vissé sur un groove phénoménal de Cobham et du bassiste Lee Sklar (samplé en 1991 par Massive Attack), et marqué par la complicité inouïe de Tommy Bolin et Jan Hammer, l’un à la guitare, l’autre piano électrique. Avant de le rejouer au Ronnie Scott’s en 2007, Beck nous avait offert une version mémorable de Stratus avec, déjà, Jason Rebello aux claviers et Vinnie Colaiuta à la batterie, ainsi que le grand bassiste gallois Pino Palladino. Son solo, déchirant d’invention, donne l’impression que la terre s’ouvre sous lui. (Au festival de jazz de Montreux, en 2009, Prince jouera à son tour Stratus avec, à ses côtés, la futurebassiste de Jeff Beck, Rhonda Smith. Mais c’est une autre histoire…)


5

Django
JOHN McLAUGHLIN : THE PROMISE
VERVE, 1995Le 23 décembre 1954, le Modern Jazz Quartet enregistre pour la première fois Django, composé par le pianiste John Lewis en mémoire de Django Reinhardt. Quarante ans plus tard, John McLaughlin invite Jeff Beck à réinventer ce magnifique thème qui porte le nom de leur héros commun. Loin de rivaliser en un duel stérile, ils signent un solo mémorable, celui de Beck étant encore plus imprévisible, spontané et émouvant que celui de son aîné de deux ans. À leurs côtés, la claviériste Tony Hymas, fidèle de Beck depuis la fin des années 1970, le bassiste Pino Palladino et le batteur Marc Mondésir forment un trio d’accompagnateurs tout à fait remarquable.


4

You Know You Know
JEFF BECK : LIVE +
ATCO, 2015Quarante ans après la tournée américaine durant laquelle il avait partagé la scène avec le Mahavishnu Orchestra de John McLaughlin et vingt ans après sa seule et unique rencontre en studio avec son compatriote (cf. Django), Jeff Beck revisite, sur scène, lors de sa grande tournée 2014, l’une des plus belles compositions du Mahavishnu Orchestra, extraite du premier album du groupe. Il y ajoute sa touche personnelle, se lançant dans un solo funambule et flamboyant qui reflète son goût du risque et des sons certifiés non conformes, réveillant à sa manière le fantôme de Jimi Hendrix, sans jamais le copier – ce qui est impossible et n’aurait aucun sens. À la basse électrique, Rhonda Smith, qui succédait à Tal Wilkenfeld, se lance aussi dans un solo qui révèle sa forte personnalité et son sens du groove.


3

Nadia
JEFF BECK : PERFORMING THIS WEEK… LIVE AT RONNIE SCOTT’S
EAGLE ROCK, 2007En 1999, le multi-instrumentiste anglais d’origine indienne Nitin Sawhney compose une étonnante chanson sur un tempo drum & bass, interprétée par Swati Natekar. Jeff Beck est fasciné par la voix de cette jeune femme, et il décide de faire chanter sa guitare aussi bien qu’elle. Il enregistre deux ans plus tard dans son album “You Had It Coming” une version instrumentale de Nadia sidérante de beauté et d’invention : les meilleurs écoles de musique du monde ne pourront jamais apprendre à jouer comme ça ! Comme les plus grands jazzmen, Beck célèbre son instrument au plus haut degré d’expressivité ; en 2007, dans le temple du jazz londonien, le Ronnie Scott’s, entouré de Jason Rebello au claviers, Tal Wilkenfeld à la basse et Vinnie Colaiuta à la batterie, il immortalise une seconde version mémorable de Nadia, notre préférée.


2

Cause We’ve Ended As Lovers
JEFF BECK : BLOW BY BLOW
EPIC, 1975Jeff Beck et Stevie Wonder, c’est grande une histoire. Fin mai 1972, à l’Electric Lady Studio de New York, le guitariste s’était installé… à la batterie, pour le fun, tandis que le génie aveugle avait commencé d’improviser le riff de Clavinet de Superstition, scellant ainsi le groove d’un futur classique, que Stevie Wonder lui “offrira” mais qu’il enregistrera avant lui dans “Talking Book” ! (La version de Beck figure dans “Beck, Bogert & Appice” et vaut le détour aussi.) Trois ans plus tard, lors des séances de “Blow By Blow”, Beck enregistre deux wonderful compositions de Wonder, Thelonius et Cause We’ve Ended As Lovers. Cette dernière était à l’origine une chanson, écrite pour son ex-femme, Syreeta Wright (à découvrir dans son second album Motown, “Stevie Wonder Presents Syreeta”, 1974). Cette ballade romantique joliment chantée, Beck la transforme en chef-d’œuvre instrumental, met des notes en forme de coeur à la place des mots en faisant glisser ses doigts sur le manche de sa Les Paul : rarement une guitare aura aussi bien… chanté. Mention, aussi, à l’accompagnement au piano électrique Fender Rhodes de Max Middleton.


1

Goodbye Pork Pie Hat
JEFF BECK : WIRED
EPIC, 1976Dans le n° 706 de Jazz Magazine, Claude Barthélemy, grand admirateur de Jeff Beck, avait signé un superbe texte-hommage à la composition géniale de Charles Mingus transfigurée par Jeff Beck. Le revoici : « Une particularité saillante du couple guitare-ampli réglé “Rock”, pensé comme un seul instrument (et non l’ampli comme simple projeteur du son de la guitare : cf. le rumble à 1’53”) résidant en le fait qu’il produit du son sans qu’on y ait rien à faire, jouer consiste autant à désigner trois situations où de petites causes sont supposées engendrer de grands effets ? On sent la volonté d’absolu contrôle en la plus grande économie du geste. Jeff Beck est en ce sens à l’opposé de la virtuosité icarienne de Jimi ou Trane, tous deux baroques flamboyants en recherche ultime de dissolution du soi : chez Beck on montre le sentiment sans s’obliger à l’éprouver, pas question de s’abandonner, d’où le calme impressionnant du personnage face aux tempêtes qu’il déchaîne. Sa version de Goodbye Pork Pie Hat témoigne d’un sens du blues consommé, du grand art, pieds dans la boue, tête dans les étoiles, truculence raisonnée, ça m’aura bouleversé, et m’habite heureusement depuis quarante et deux années… Merci bro’ ! »

NB : Après avoir écouté la version de Jeff Beck, Charles Mingus lui envoya une lettre de félicitations, lui proposant même d’enregistrer deux autres compositions de son cru, Ecclusiastics et Devil Woman. Beck ne les ajouta pas à son répertoire, mais garda précieusement cette missive…

La lettre de Charles Mingus à Jeff Beck pour le féliciter de sa superbe reprise de Goodbye Porkpie Hat.

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